Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/255

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Ô Dieu ! mon oncle, ce jour-là j’ai eu des plaisirs de cœur, des voluptés d’âme qui valaient des millions. J’ai fait avec elle le compte de ce que je devais à la famille Bourgneuf, et je me suis condamné moi-même à lui payer trois pour cent d’intérêt contre l’avis de madame Firmiani ; mais toute ma fortune ne pouvait suffire à solder la somme. Nous étions alors l’un l’autre assez amants, assez époux, elle pour m’offrir, moi pour accepter ses économies…

— Comment, outre ses vertus, cette femme adorable fait des économies ? s’écria l’oncle.

— Ne vous moquez pas d’elle, mon oncle. Sa position l’oblige à bien des ménagements. Son mari partit en 1820 pour la Grèce, où il est mort depuis trois ans ; jusqu’à ce jour, il a été impossible d’avoir la preuve légale de sa mort, et de se procurer le testament qu’il a dû faire en faveur de sa femme, pièce importante qui a été prise, perdue ou égarée dans un pays où les actes de l’état civil ne sont pas tenus comme en France, et où il n’y a pas de consul. Ignorant si un jour elle ne sera pas forcée de compter avec des héritiers malveillants, elle est obligée d’avoir un ordre extrême, car elle veut pouvoir laisser son opulence comme Châteaubriand vient de quitter le ministère. Or, je veux acquérir une fortune qui soit mienne, afin de rendre son opulence à ma femme, si elle était ruinée.

— Et tu ne m’as pas dit cela, et n’es pas venu à moi ?… Oh ! mon neveu, songe donc que je t’aime assez pour te payer de bonnes dettes, des dettes de gentilhomme. Je suis un oncle à dénoûment, je me vengerai.

— Mon oncle, je connais vos vengeances, mais laissez-moi m’enrichir par ma propre industrie. Si vous voulez m’obliger, faites-moi seulement mille écus de pension jusqu’à ce que j’aie besoin de capitaux pour quelque entreprise. Tenez, en ce moment je suis tellement heureux, que ma seule affaire est de vivre. Je donne des leçons pour n’être à la charge de personne. Ah ! si vous saviez avec quel plaisir j’ai fait ma restitution ! Après quelques démarches, j’ai fini par trouver les Bourgneuf malheureux et privés de tout. Cette famille était à Saint-Germain dans une misérable maison. Le vieux père gérait un bureau de loterie, ses deux filles faisaient le ménage et tenaient les écritures. La mère était presque toujours malade. Les deux filles sont ravissantes, mais elles ont durement appris le peu de valeur que le monde accorde à la beauté sans fortune. Quel tableau ai-je été chercher là ! Si je suis entré le complice d’un