Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/294

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— Tu n’as encore rien dit.

— Oui, mais j’ai pensé que vous avez conservé dix mille livres de rente de votre ancienne fortune, vous me les laisserez le plus tard possible, je le désire ; mais si vous me donnez cent mille francs pour faire un sot mariage, vous me permettrez de ne vous en demander que cinquante mille pour éviter un malheur et jouir, tout en restant garçon, d’une fortune égale à celle que pourrait m’apporter votre demoiselle Bontems.

— Es-tu fou ?

— Non, mon père. Voici le fait : le Grand-Juge m’a promis avant-hier une place au parquet de Paris. Cinquante mille francs, joints à ce que je possède et aux appointements de ma place, me feront un revenu de douze mille francs. J’aurai, certes alors, des chances de fortune mille fois préférables à celles d’une alliance aussi pauvre de bonheur qu’elle est riche en biens.

— On voit bien, répondit le père en souriant, que tu n’as pas vécu dans l’ancien régime. Est-ce que nous sommes jamais embarrassés d’une femme, nous autres !…

— Mais, mon père, aujourd’hui le mariage est devenu…

— Ah çà ! dit le comte en interrompant son fils, tout ce que mes vieux camarades d’émigration me chantent est donc bien vrai ? La révolution nous a donc légué des mœurs sans gaieté, elle a donc empesté les jeunes gens de principes équivoques ? Tout comme mon beau-frère le jacobin, tu vas me parler de nation, de morale publique, de désintéressement. Ô mon Dieu ! sans les sœurs de l’empereur, que deviendrions-nous ?

Ce vieillard encore vert, que les paysans de ses terres appelaient toujours le seigneur de Granville, acheva ces paroles en entrant sous les voûtes de la cathédrale. Nonobstant la sainteté des lieux, il fredonna, tout en prenant de l’eau bénite, un air de l’opéra de Rose et Colas, et guida son fils le long des galeries latérales de la nef, en s’arrêtant à chaque pilier pour examiner dans l’église les rangées de têtes qui s’y trouvaient alignées comme le sont des soldats à la parade. L’office particulier du Sacré-Cœur allait commencer. Les dames affiliées à cette congrégation étant placées près du chœur, le comte et son fils se dirigèrent vers cette portion de la nef, et s’adossèrent à l’un des piliers les plus obscurs, d’où ils purent apercevoir la masse entière de ces têtes qui ressemblaient à une prairie émaillée de fleurs. Tout à coup, à deux