Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/441

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plus propres à faire fortune, et de lui réserver à force d’économies un capital à l’époque de sa majorité. C’était hardi, c’était compter sur sa propre vie ; mais sans cette hardiesse, il eût été sans doute impossible à cette bonne mère de vivre, d’élever convenablement cet enfant, son seul espoir, son avenir, et l’unique source de ses jouissances. Né d’une des plus charmantes Parisiennes et d’un homme remarquable de l’aristocratie brabançonne, fruit d’une passion égale et partagée, Rodolphe fut affligé d’une excessive sensibilité. Dès son enfance, il avait manifesté la plus grande ardeur en toute chose. Chez lui, le Désir devint une force supérieure et le mobile de tout l’être, le stimulant de l’imagination, la raison de ses actions. Malgré les efforts d’une mère spirituelle, qui s’effraya dès qu’elle s’aperçut d’une pareille prédisposition, Rodolphe désirait comme un poëte imagine, comme un savant calcule, comme un peintre crayonne, comme un musicien formule des mélodies. Tendre comme sa mère, il s’élançait avec une violence inouïe et par la pensée vers la chose souhaitée, il dévorait le temps. En rêvant l’accomplissement de ses projets, il supprimait toujours les moyens d’exécution.

— Quand mon fils aura des enfants, disait la mère, il les voudra grands tout de suite.

Cette belle ardeur, convenablement dirigée, servit à Rodolphe à faire de brillantes études, à devenir ce que les Anglais appellent un parfait gentilhomme. Sa mère était alors fière de lui, tout en craignant toujours quelque catastrophe, si jamais une passion s’emparait de ce cœur, à la fois si tendre et si sensible, si violent et si bon. Aussi cette prudente femme avait-elle encouragé l’amitié qui liait Léopold à Rodolphe et Rodolphe à Léopold, en voyant, dans le froid et dévoué notaire, un tuteur, un confident qui pourrait jusqu’à un certain point la remplacer auprès de Rodolphe, si par malheur elle venait à lui manquer. Encore belle à quarante-trois ans, la mère de Rodolphe avait inspiré la plus vive passion à Léopold. Cette circonstance rendait les deux jeunes gens encore plus intimes.

Léopold, qui connaissait bien Rodolphe, ne fut donc pas surpris de le voir, à propos d’un regard jeté sur le haut d’une maison, s’arrêtant à un village et renonçant à l’excursion projetée au Saint-Gothard. Pendant qu’on leur préparait à déjeuner à l’auberge du Cygne, les deux amis firent le tour du village et arrivèrent dans la partie qui avoisinait la charmante maison neuve où, tout en flâ-