Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, I.djvu/485

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ces vapeurs exhalées comme des fumées et qui s’engageaient dans les sapins et dans les mélèzes, en rampant le long des deux pics pour en gagner les sommets, elle laissa échapper un cri d’admiration.

Ils se sont aimés devant des lacs ! Elle est sur un lac ! Décidément un lac est plein d’amour.

Un lac alimenté par des neiges a des couleurs d’opale et une transparence qui en fait un vaste diamant ; mais quand il est serré comme celui des Rouxey entre deux blocs de granit vêtus de sapins, qu’il y règne un silence de savane ou de steppe, il arrache à tout le monde le cri que venait de jeter Philomène.

— On doit cela, lui dit son père, au fameux Watteville !

— Ma foi, dit la jeune fille, il a voulu se faire pardonner ses fautes. Montons dans la barque et allons jusqu’au bout, dit-elle ; nous gagnerons de l’appétit pour le déjeuner.

Le baron manda deux jeunes jardiniers qui savaient ramer, et prit avec lui son premier ministre Modinier. Le lac avait six arpents de largeur, quelquefois dix ou douze, et quatre cents arpents de long. Philomène eut bientôt atteint le fond qui se termine par la Dent de Vilard, la Jung-Frau de cette petite Suisse.

— Nous y voilà, monsieur le baron, dit Modinier en faisant signe aux deux jardiniers d’attacher la barque ; voulez-vous venir voir…

— Voir quoi ? demanda Philomène.

— Oh ! rien, dit le baron. Mais tu es une fille discrète, nous avons des secrets ensemble, je puis te dire ce qui me chiffonne l’esprit : il s’est ému depuis 1830 des difficultés entre la commune des Riceys et moi, précisément à cause de la Dent du Vilard, et je voudrais les accommoder sans que ta mère le sache, car elle est entière, elle est capable de jeter feu et flammes, surtout en apprenant que le maire des Riceys, un républicain, a inventé cette contestation pour courtiser son peuple.

Philomène eut le courage de déguiser sa joie, afin de mieux agir sur son père.

— Quelle contestation ? fit-elle.

— Mademoiselle, les gens des Riceys, dit Modinier, ont depuis longtemps droit de pâture et d’affouage dans leur côté de la Dent de Vilard. Or, monsieur Chantonnit, leur maire depuis 1830, prétend que la Dent tout entière appartient à sa commune, et soutient qu’il y a cent et quelques années on passait sur nos terres… Vous