Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/182

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pendant ses jours de misère, et qui sont vraiment belles. Ce genre de travail est le seul dans les Lettres qui se puisse quitter et reprendre, car il demande de longues réflexions, et n’exige pas la ciselure que veut le style. On ne peut pas toujours faire du dialogue, il y faut du trait, des résumés, des saillies que l’esprit porte comme les plantes donnent leurs fleurs, et qu’on trouve plus en les attendant qu’en les cherchant. Cette chasse aux idées me va. Je suis le collaborateur de mon Gaston, et ne le quitte ainsi jamais, pas même quand il voyage dans les vastes champs de l’imagination. Devines-tu maintenant comment je me tire des soirées d’hiver ? Notre service est si doux, que nous n’avons pas eu depuis notre mariage un mot de reproche, pas une observation à faire à nos gens. Quand ils ont été questionnés sur nous, ils ont eu l’esprit de fourber, ils nous ont fait passer pour la dame de compagnie et le secrétaire de leurs maîtres censés en voyage ; certains de ne jamais éprouver le moindre refus, ils ne sortent point sans en demander la permission ; d’ailleurs ils sont heureux, et voient bien que leur condition ne peut être changée que par leur faute. Nous laissons les jardiniers vendre le surplus de nos fruits et de nos légumes. La vachère qui gouverne la laiterie en fait autant pour le lait, la crème et le beurre frais. Seulement les plus beaux produits nous sont réservés. Ces gens sont très contents de leurs profits, et nous sommes enchantés de cette abondance qu’aucune fortune ne peut ou ne sait se procurer dans ce terrible Paris, où les belles pêches coûtent chacune le revenu de cent francs. Tout cela, ma chère, a un sens : je veux être le monde pour Gaston ; le monde est amusant, mon mari ne doit donc pas s’ennuyer dans cette solitude. Je croyais être jalouse quand j’étais aimée et que je me laissais aimer ; mais j’éprouve aujourd’hui la jalousie des femmes qui aiment, enfin la vraie jalousie. Aussi celui de ses regards qui me semble indifférent me fait-il trembler. De temps en temps je me dis : S’il allait ne plus m’aimer ?… et je frémis. Oh ! je suis bien devant lui comme l’âme chrétienne est devant Dieu.

Hélas ! ma Renée, je n’ai toujours point d’enfants. Un moment viendra sans doute où il faudra les sentiments du père et de la mère pour animer cette retraite, où nous aurons besoin l’un et l’autre de voir des petites robes, des pèlerines, des têtes brunes ou blondes, sautant, courant à travers ces massifs et nos sentiers fleuris. Oh ! quelle monstruosité que des fleurs sans fruits. Le souvenir de ta belle famille est poignant pour moi. Ma vie, à moi, s’est restreinte,