Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/284

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— Rien, répondit-il.

Il y a une manière de dire ce mot rien entre amants, qui signifie tout le contraire. Marie haussa les épaules.

— Vous êtes un enfant, dit-elle, il vous arrive quelque malheur.

— Non, pas à moi, dit-il. D’ailleurs, vous le saurez toujours trop tôt, Marie, reprit-il affectueusement.

— À quoi pensais-tu quand je suis entrée ? demanda-t-elle d’un air d’autorité.

— Veux-tu savoir la vérité ? Elle inclina la tête. — Je songeais à toi, je me disais qu’à ma place bien des hommes auraient voulu être aimés sans réserve : je le suis, n’est-ce pas ?

— Oui, dit-elle.

— Et, reprit-il en lui pressant la taille et l’attirant à lui pour la baiser au front, au risque d’être surpris, je te laisse pure et sans remords. Je puis t’entraîner dans l’abîme, et tu demeures dans toute ta gloire au bord, sans souillure. Cependant une seule pensée m’importune…

— Laquelle ?

— Tu me mépriseras. Elle sourit superbement. — Oui, tu ne croiras jamais avoir été saintement aimée ; puis on me flétrira, je le sais. Les femmes n’imaginent pas que du fond de notre fange nous levions nos yeux vers le ciel pour y adorer sans partage une Marie. Elles mêlent à ce saint amour de tristes questions, elles ne comprennent pas que des hommes de haute intelligence et de vaste poésie puissent dégager leur âme de la jouissance pour la réserver à quelque autel chéri. Cependant, Marie, le culte de l’idéal est plus fervent chez nous que chez vous : nous le trouvons dans la femme qui ne le cherche même pas en nous.

— Pourquoi cet article ? dit-elle railleusement en femme sûre d’elle.

— Je quitte la France, tu apprendras demain pourquoi et comment par une lettre que t’apportera mon valet de chambre. Adieu, Marie.

Raoul sortit après avoir pressé la comtesse sur son cœur par une horrible étreinte, et la laissa stupide de douleur.

— Qu’avez-vous donc, ma chère ? lui dit la marquise d’Espard en la venant chercher ; que vous a dit monsieur Nathan ? il nous a quittées d’un air mélodramatique. Vous êtes peut-être trop raisonnable ou trop déraisonnable…