Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/38

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l’ai pas encore vu. Voilà comment je suis destinée à être l’Antigone d’un ambassadeur de Sa Majesté. Peut-être me marierai-je en Espagne, et peut-être la pensée de mon père est-elle de m’y marier sans dot, absolument comme on te marie à ce reste de vieux garde d’honneur. Mon père m’a proposé de le suivre et m’a offert son maître d’espagnol. — Vous voulez, lui ai-je dit, me faire faire des mariages en Espagne ? Il m’a, pour toute réponse, honorée d’un fin regard. Il aime depuis quelques jours à m’agacer au déjeuner, il m’étudie et je dissimule ; aussi l’ai-je, comme père et comme ambassadeur, in petto, cruellement mystifié. Ne me prenait-il pas pour une sotte ? Il me demandait ce que je pensais de tel jeune homme et de quelques demoiselles avec lesquels je me suis trouvée dans plusieurs maisons. Je lui ai répondu par la plus stupide discussion sur la couleur des cheveux, sur la différence des tailles, sur la physionomie des jeunes gens. Mon père parut désappointé de me trouver si niaise, il se blâma intérieurement de m’avoir interrogée. — Cependant, mon père, ajoutai-je, je ne dis pas ce que je pense réellement : ma mère m’a dernièrement fait peur d’être inconvenante en parlant de mes impressions. — En famille, vous pouvez vous expliquer sans crainte, répondit ma mère. — Eh bien ! repris-je, les jeunes gens m’ont jusqu’à présent paru être plus intéressés qu’intéressants, plus occupés d’eux que de nous ; mais ils sont, à la vérité, très peu dissimulés : ils quittent à l’instant la physionomie qu’ils ont prise pour nous parler, et s’imaginent sans doute que nous ne savons point nous servir de nos yeux. L’homme qui nous parle est l’amant, l’homme qui ne nous parle plus est le mari. Quant aux jeunes personnes, elles sont si fausses qu’il est impossible de deviner leur caractère autrement que par celui de leur danse, il n’y a que leur taille et leurs mouvements qui ne mentent point. J’ai surtout été effrayée de la brutalité du beau monde. Quand il s’agit de souper, il se passe, toutes proportions gardées, des choses qui me donnent une image des émeutes populaires. La politesse cache très imparfaitement l’égoïsme général. Je me figurais le monde autrement. Les femmes y sont comptées pour peu de chose, et peut-être est-ce un reste des doctrines de Bonaparte. — Armande fait d’étonnants progrès, a dit ma mère. — Ma mère, croyez-vous que je vous demanderai toujours si madame de Staël est morte ? Mon père sourit et se leva.