Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, II.djvu/472

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route à sa fantaisie avec cette espèce d’égoïsme qui a fait de notre déroute un des plus horribles drames de personnalité, de tristesse et d’horreur, qui jamais se soient passés sous le ciel. Cependant à sept ou huit cents pas de notre gîte, nous nous retrouvâmes presque tous, et nous marchâmes ensemble, comme des oies conduites en troupes par le despotisme aveugle d’un enfant. Une même nécessité nous poussait. Arrivés à un monticule d’où l’on pouvait encore apercevoir la ferme où nous avions passé la nuit, nous entendîmes des cris qui ressemblaient au rugissement des lions du désert, au mugissement des taureaux ; mais non, cette clameur ne pouvait se comparer à rien de connu. Néanmoins nous distinguâmes un faible cri de femme mêlé à cet horrible et sinistre râle. Nous nous retournâmes tous, en proie à je ne sais quel sentiment de frayeur ; nous ne vîmes plus la maison, mais un vaste bûcher. L’habitation, qu’on avait barricadée, était toute en flammes. Des tourbillons de fumée, enlevés par le vent, nous apportaient et les sons rauques et je ne sais quelle odeur forte. À quelques pas de nous, marchait le capitaine qui venait tranquillement se joindre à notre caravane ; nous le contemplâmes tous en silence, car nul n’osa l’interroger ; mais lui, devinant notre curiosité, tourna sur sa poitrine l’index de la main droite, et de la gauche montrant l’incendie : — Son’io ! dit-il. Nous continuâmes à marcher sans lui faire une seule observation.

— Il n’y a rien de plus terrible que la révolte d’un mouton, dit de Marsay.

— Il serait affreux de nous laisser aller avec cette horrible image dans la mémoire, dit madame de Vandenesse. Je vais en rêver…

— Et quelle sera la punition de la première de monsieur de Marsay ? dit en souriant lord Dudley.

— Quand les Anglais plaisantent, ils ressemblent aux tigres apprivoisés qui veulent caresser, ils emportent la pièce, dit Blondet.

— Monsieur Bianchon peut nous le dire, répondit de Marsay en s’adressant à moi, car il l’a vue mourir.

— Oui, dis-je, et sa mort est une des plus belles que je connaisse. Nous avions passé le duc et moi la nuit au chevet de la mourante, dont la pulmonie, arrivée au dernier degré, ne laissait aucun espoir, elle avait été administrée la veille. Le duc s’était endormi. Madame la duchesse, s’étant réveillée vers quatre heures du matin, me fit, de la manière la plus touchante et en souriant, un signe amical pour me dire de le laisser reposer, et cependant elle allait mou-