Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, III.djvu/14

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quement que le cavalier semble en danger. Julie jette un cri, elle pâlit ; chacun la regarde avec curiosité, elle ne voit personne ; ses yeux sont attachés sur ce cheval trop fougueux que l’officier châtie tout en courant redire les ordres de Napoléon. Ces étourdissants tableaux absorbaient si bien Julie, qu’à son insu elle s’était cramponnée au bras de son père à qui elle révélait involontairement ses pensées par la pression plus ou moins vive de ses doigts. Quand Victor fut sur le point d’être renversé par le cheval, elle s’accrocha plus violemment encore à son père, comme si elle-même eût été en danger de tomber. Le vieillard contemplait avec une sombre et douloureuse inquiétude le visage épanoui de sa fille, et des sentiments de pitié, de jalousie, des regrets même, se glissèrent dans toutes ses rides contractées. Mais quand l’éclat inaccoutumé des yeux de Julie, le cri qu’elle venait de pousser et le mouvement convulsif de ses doigts, achevèrent de lui dévoiler un amour secret ; certes, il dut avoir quelques tristes révélations de l’avenir, car sa figure offrit alors une expression sinistre. En ce moment, l’âme de Julie semblait avoir passé dans celle de l’officier. Une pensée plus cruelle que toutes celles qui avaient effrayé le vieillard crispa les traits de son visage souffrant, quand il vit d’Aiglemont échangeant, en passant devant eux, un regard d’intelligence avec Julie dont les yeux étaient humides, et dont le teint avait contracté une vivacité extraordinaire. Il emmena brusquement sa fille dans le jardin des Tuileries.

— Mais, mon père, disait-elle, il y a encore sur la place du Carrousel des régiments qui vont manœuvrer.

— Non, mon enfant, toutes les troupes défilent.

— Je pense, mon père, que vous vous trompez. Monsieur d’Aiglemont a dû les faire avancer…

— Mais, ma fille, je souffre et ne veux pas rester.

Julie n’eut pas de peine à croire son père quand elle eut jeté les yeux sur ce visage, auquel de paternelles inquiétudes donnaient un air abattu.

— Souffrez-vous beaucoup ? demanda-t-elle avec indifférence, tant elle était préoccupée.

— Chaque jour n’est-il pas un jour de grâce pour moi ? répondit le vieillard.

— Vous allez donc encore m’affliger en me parlant de votre mort. J’étais si gaie ! Voulez-vous bien chasser vos vilaines idées noires.