Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, III.djvu/47

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

santeriez pas sur ses souffrances. Si je vous parle ainsi, j’y suis en quelque sorte autorisé par la certitude que j’ai de sauver madame d’Aiglemont, et de la rendre à la vie et au bonheur. Il est peu naturel qu’un homme de mon rang soit médecin ; et, néanmoins, le hasard a voulu que j’étudiasse la médecine. Or, je m’ennuie assez, dit-il en affectant un froid égoïsme qui devait servir ses desseins, pour qu’il me soit indifférent de dépenser mon temps et mes voyages au profit d’un être souffrant, au lieu de satisfaire quelques sottes fantaisies. Les guérisons de ces sortes de maladies sont rares, parce qu’elles exigent beaucoup de soins, de temps et de patience ; il faut surtout avoir de la fortune, voyager, suivre scrupuleusement des prescriptions qui varient chaque jour, et n’ont rien de désagréable. Nous sommes deux gentilshommes, dit-il en donnant à ce mot l’acception du mot anglais gentleman, et nous pouvons nous entendre. Je vous préviens que si vous acceptez ma proposition, vous serez à tout moment le juge de ma conduite. Je n’entreprendrai rien sans vous avoir pour conseil, pour surveillant, et je vous réponds du succès si vous consentez à m’obéir. Oui, si vous voulez ne pas être pendant long-temps le mari de madame d’Aiglemont, lui dit-il à l’oreille.

— Il est sûr, milord, dit le marquis en riant, qu’un Anglais pouvait seul me faire une proposition si bizarre. Permettez-moi de ne pas la repousser et de ne pas l’accueillir, j’y songerai. Puis, avant tout, elle doit être soumise à ma femme.

En ce moment, Julie avait reparu au piano. Elle chanta l’air de Sémiramide, Son regina, son guerriera. Des applaudissements unanimes, mais des applaudissements sourds, pour ainsi dire, les acclamations polies du faubourg Saint-Germain, témoignèrent de l’enthousiasme qu’elle excita.

Lorsque d’Aiglemont ramena sa femme à son hôtel, Julie vit avec une sorte de plaisir inquiet le prompt succès de ses tentatives. Son mari, réveillé par le rôle qu’elle venait de jouer, voulut l’honorer d’une fantaisie, et la prit en goût, comme il eût fait d’une actrice. Julie trouva plaisant d’être traitée ainsi, elle vertueuse et mariée ; elle essaya de jouer avec son pouvoir, et dans cette première lutte, sa bonté la fit succomber encore une fois, mais ce fut la plus terrible de toutes les leçons que lui gardait le sort. Vers deux ou trois heures du matin, Julie était sur son séant, sombre et rêveuse, dans le lit conjugal ; une lampe à lueur incertaine éclairait faiblement la