Page:Œuvres complètes de H. de Balzac, IV.djvu/134

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au génie de Napoléon, sans savoir que le génie est aussi souvent au-dessus qu’au-dessous des événements. Ce dernier Wallenrod, des vrais Wallenrod-Tustall-Bartenstild, avait acheté presque autant de balles de coton que l’Empereur perdit d’hommes pendant sa sublime campagne de France.

Che meirs tans le godon !… dit à sa fille ce père, de l’espèce des Goriot, en s’efforçant d’apaiser une douleur qui l’effrayait, ed che meirs ne teffant rienne à berzonne, car ce Français d’Allemagne mourut en essayant de parler la langue aimée de sa fille.

Heureux de sauver de ce grand et double naufrage sa femme et ses deux filles, Charles Mignon revint à Paris où l’Empereur le nomma lieutenant-colonel dans les cuirassiers de la Garde, et le fit commandant de la Légion-d’Honneur. Le rêve du colonel, qui se voyait enfin général et comte au premier triomphe de Napoléon, s’éteignit dans les flots de sang de Waterloo. Le colonel peu grièvement blessé, se retira sur la Loire et quitta Tours avant le licenciement.

Au printemps de 1816, Charles réalisa ses trente mille livres de rentes qui lui donnèrent environ quatre cent mille francs, et résolut d’aller faire fortune en Amérique en abandonnant le pays où la persécution pesait déjà sur les soldats de Napoléon. Il descendit de Paris au Havre accompagné de Dumay, à qui, par un hasard assez ordinaire à la guerre, il avait sauvé la vie en le prenant en croupe au milieu du désordre qui suivit la journée de Waterloo. Dumay partageait les opinions et le découragement du colonel. Charles, suivi par le Breton comme par un caniche (le pauvre soldat idolâtrait les deux petites filles), pensa que l’obéissance, l’habitude des consignes, la probité, l’attachement du lieutenant en feraient un serviteur fidèle autant qu’utile ; il lui proposa donc de se mettre sous ses ordres, au civil. Dumay fut très heureux en se voyant adopté par une famille où il vivrait comme le gui sur le chêne.

En attendant une occasion pour s’embarquer, en choisissant entre les navires et méditant sur les chances offertes par leurs destinations, le colonel entendit parler des brillantes destinées que la paix réservait au Havre. En écoutant la dissertation de deux bourgeois, il entrevit un moyen de fortune, et devint à la fois armateur, banquier, propriétaire ; il acheta pour deux cent mille francs de terrains, de maisons, et lança vers New-York un navire chargé de soieries françaises achetées à bas prix à Lyon. Dumay, son agent, partit sur le