Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/453

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que les idées s’en forment sans peine dans l’esprit des enfants ? Croit-on que la véritable connaissance des événements soit séparable de celle de leurs causes, de celle de leurs effets, et que l’historique tienne si peu au moral qu’on puisse connaître l’un sans l’autre ? Si vous ne voyez dans les actions des hommes que les mouvements extérieurs et purement physiques, qu’apprenez-vous dans l’histoire ? Absolument rien ; et cette étude, dénuée de tout intérêt, ne vous donne pas plus de plaisir que d’instruction. Si vous voulez apprécier ces actions par leurs rapports moraux, essayez de faire entendre ces rapports à vos élèves, et vous verrez alors si l’histoire est de leur âge.

Lecteurs, souvenez-vous toujours que celui qui vous parle n’est ni un savant ni un philosophe, mais un homme simple, ami de la vérité, sans parti, sans système ; un solitaire qui, vivant peu avec les hommes, a moins d’occasions de s’imboire de leurs préjugés, et plus de temps pour réfléchir sur ce qui le frappe quand il commerce avec eux. Mes raisonnements sont moins fondés sur des principes que sur des faits ; et je crois ne pouvoir mieux vous mettre à portée d’en juger, que de vous rapporter souvent quelque exemple des observations qui me les suggèrent.

J’étais allé passer quelques jours à la campagne chez une bonne mère de famille qui prenait grand soin de ses enfants et de leur éducation. Un matin que j’étais présent aux leçons de l’aîné, son gouverneur, qui l’avait très bien instruit de l’histoire ancienne, reprenant celle d’Alexandre, tomba sur le trait connu du médecin Philippe, qu’on a mis en tableau, et qui sûrement en valait bien la peine. Le gouverneur, homme de mérite, fit sur l’intrépidité d’Alexandre plusieurs réflexions qui ne me plurent point, mais que j’évitai de combattre, pour ne pas le décréditer dans l’esprit de son élève. À table, on ne manqua pas, selon la méthode française, de faire beaucoup babiller le petit bonhomme. La vivacité naturelle à son âge, et l’attente d’un applaudissement sûr, lui firent débiter mille sottises, tout à travers lesquelles partaient de temps en temps quelques mots heureux qui faisaient oublier le reste. Enfin vint l’histoire du médecin Philippe : il la raconta fort nettement et avec beaucoup de grâce. Après l’ordinaire tribut d’éloges qu’exigeait la mère et qu’attendait le fils, on raisonna sur ce qu’il avait dit. Le plus grand nombre blâma la témérité d’Alexandre ; quelques-uns, à l’exemple du gouverneur, admiraient sa fermeté, son courage : ce qui me fit comprendre qu’aucun de ceux qui étaient présents ne voyait en quoi consistait la véritable beauté de ce trait. Pour moi, leur dis-je, il me paraît que s’il y a le moindre courage, la moindre fermeté dans l’action d’Alexandre, elle n’est qu’une extravagance. Alors tout le monde se réunit, et convint que c’était une extravagance. J’allais répondre et m’échauffer, quand une femme qui était à côté de moi, et qui n’avait pas ouvert la bouche, se pencha vers mon oreille, et me dit tout bas : Tais-toi, Jean-Jacques, ils ne t’entendront pas. Je la regardai, je fus frappé, et je me tus.

Après le dîner, soupçonnant sur plusieurs indices que mon jeune docteur n’avait rien compris du tout à l’histoire qu’il avait si bien racontée, je le pris par la main, je fis avec lui un tour de parc, et l’ayant questionné tout à mon aise, je trouvai qu’il admirait plus que personne le courage si vanté d’Alexandre : mais savez-vous où il voyait ce courage ? uniquement dans celui d’avaler d’un seul trait un breuvage de mauvais goût, sans hésiter, sans marquer la moindre répugnance. Le pauvre enfant, à qui l’on avait fait prendre médecine il n’y avait pas quinze jours, et qui ne l’avait prise qu’avec une peine infinie, en avait encore le déboire à la bouche. La mort, l’empoisonnement, ne passaient dans son esprit que pour des sensations désagréables, et il ne concevait pas, pour lui, d’autre poison que du séné. Cependant il faut avouer que la fermeté du héros avait fait une grande impression sur son jeune cœur, et qu’à la première médecine qu’il faudrait avaler il avait bien résolu d’être un Alexandre. Sans entrer dans des éclaircissements qui passaient évidemment sa portée, je le confirmai dans ces dispositions louables, et je m’en retournai riant en moi-même de la haute sagesse des pères et des maî-