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correspondance de robespierre

satisfaction flatteuse pour l’amour-propre de voir un peuple nombreux s’occuper de nous. Qu’il est doux de voyager, disais-je en moi-même ! On a bien raison de dire qu’on n’est jamais prophète dans son pays ; aux portes de votre ville on vous dédaigne ; six lieues plus loin, vous devenez un personnage digne de la curiosité publique. J’étais occupé de ces sages réflexions, lorsque nous arrivâmes à la maison qui était le terme de notre voyage. Je n’essaierai pas de vous peindre les transports de tendresse qui éclatèrent alors dans nos embrassements : ce spectacle vous aurait arraché des larmes. Je ne connais dans toute l’histoire qu’une seule scène de ce genre que l’on puisse comparer à celle-là, lorsqu’Enée après la prise de Troyes aborda en Epire avec sa flotte, il y trouva Hélénus et Andromaque que le destin avait placés sur le trône de Pyrrhus. On dit que leur entrevue fut des plus tendres. Je n’en doute pas. Enée qui avait le cœur excellent, Hélénus qui était le meilleur Troyen du monde, et Andromaque, la sensible épouse d’Hector, versèrent beaucoup de larmes, poussèrent beaucoup de soupirs dans cette occasion ; je veux bien croire que leur attendrissement ne le cédait point au nôtre ; mais après Hélénus, Enée, Andromaque et nous, il faut tirer l’échelle.

Depuis notre arrivée, tous nos moments ont été remplis par des plaisirs. Depuis samedi dernier je mange de la tarte en dépit de l’envie. Le destin a voulu que mon lit fût placé dans une chambre qui est le dépôt de la pâtisserie : c’était m’exposer à la tentation d’en manger toute la nuit, mais j’ai réfléchi qu’il était beau de maîtriser ses passions, et j’ai dormi au milieu de tous ces objets séduisants. Il est vrai que je me suis dédommagé pendant le jour de cette longue abstinence.

Je te rends grâce, ô toi, qui d’une main habile,
Façonnant le premier une pâte docile
Présentas aux mortels ce mets délicieux.
Mais ont-ils reconnu ce bienfait précieux ?
De tes divins talents consacrant la mémoire.
Leur zèle a-t-il dressé des autels à ta gloire ?
Cent peuples prodiguant leur encens et leurs vœux
Ont rempli l’univers de temples et de dieux :
Ils ont tous oublié ce sublime génie
Qui pour eux sur la terre apporta l’ambroisie.
La tarte, en leurs festins, domine avec honneur,
Mais daignent-ils songer à son premier auteur ?