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XL
ÉTUDE SUR SALLUSTE.

j’ai presque dit, des illusions de l’histoire grecque : ici, il y a tranquillité, harmonie, élévation ; là, combat, discussion, douleur. Cette différence s’explique facilement. Venus les premiers, les historiens grecs étaient, pour ainsi dire, dans une heureuse ignorance des destinées des peuples ; ils avaient l’expérience de la vie des individus ; ils n’avaient pas celle de la vie des nations. Il n’en est pas ainsi des historiens latins : ils ont, outre leur propre expérience, l’expérience des nations qui les ont précédés ; ils portent en quelque sorte le poids des siècles et ils ont le désenchantement de la vieillesse. En lisant les historiens grecs, les historiens romains y reconnaissaient la loi fatale de l’accroissement, de la grandeur, de la décadence ; ils y retrouvaient le passé de leur propre histoire : ils y pressentaient son avenir. Mais, s’ils ont moins de naïveté, de grâce, que les historiens grecs, s’ils éveillent moins en nous, avec le sentiment du beau, les sympathies généreuses qui sont la vie et l’honneur de l’humanité, ils nous attachent par d’autres qualités. Leur pensée a plus de profondeur et une mélancolie qui n’est pas sans intérêt et sans grandeur ; ils pénètrent plus avant dans la nature humaine, et, si le jour dont ils l’éclairent est quelquefois sombre, leur tristesse même a son charme et son instruction.

Au point de vue moral, les historiens latins se soutiennent donc à la hauteur des historiens grecs ; mais, au point de vue de l’art, ceux-ci leur sont supérieurs ; ils ont, en effet, ce mérite suprême en toute œuvre de l’esprit de s’effacer complètement dernière leurs ouvrages, de n’y mettre pas leurs préoccupations personnelles : c’est le caractère d’Hérodote, c’est surtout celui de Thucydide. Uniquement épris de la vérité pure, il ne cherche pas à expliquer ses événements, à les colorer ; il les présente nus ; à peine un voile, transparent comme la lumière du ciel grec, les couvre sans les embellir. Il n’est point orateur comme Tite-Live,