Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/19

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
19
LIVRE PREMIER.

ter aussi pour quelque chose l’éducation, l’habitude, et une infinité d’autres causes ou de circonstances fortuites. Ce genre de fantômes se divise en un grand nombre d’espèces. Cependant nous ne parlerons ici que de celles qui exigent le plus de précautions, et qui ont le plus de force pour altérer la pureté de l’entendement.

LIV. La plupart des hommes ont une prédilection marquée pour telles ou telles sciences et spéculations particulières, soit parce qu’ils se flattent d’y jouer le rôle d’inventeurs, soit parce qu’ils y ont déjà fait des études pénibles et se sont ainsi familiarisés avec ces genres. Or, quand les hommes de ce caractère viennent à se tourner vers la philosophie et les sujets les plus généraux, ils les tordent pour ainsi dire et les moulent sur ces premières imaginations. C’est ce qu’on observe surtout dans Aristote ; qui a assujetti toute sa philosophie à sa logique, et cela au point de la rendre toute contentieuse et presque inutile. Quant aux chimistes, d’un petit nombre d’expériences faites à l’aide de leurs fourneaux, ils ont bâti je ne sais quelle philosophie toute fantastique, et qui n’embrasse qu’un objet très limité. Il n’est pas jusqu’à Gilbert[1] qui, après s’être long-temps fatigué dans la recherche de la nature et des propriétés de l’aimant, a forgé aussitôt un système de philosophie tout à fait analogue à son sujet favori.

LV. La différence la plus caractéristique et la plus radicale qu’on observe entre les esprits, par rapport à la philosophie et aux sciences, c’est celle-ci : les uns ont plus de force et d’aptitude pour observer les différences des choses, les autres pour saisir les analogies. Les esprits qui ont de la pénétration et de la tenue, appuyant davantage sur chaque objet et s’y attachant plus constamment, sont par cela même plus en état d’y démêler les nuances les plus légères ; les génies qui ont plus d’étendue, d’élévation et d’essor n’en sont que plus capables de saisir les analogies les plus imperceptibles, de généraliser leurs idées, et de les réunir en un seul corps. Ces deux sortes d’esprit donnent aisément dans l’excès, en voulant, ou percevoir des infiniment petits, ou embrasser de vastes chimères.

LVI. Il est des esprits qui s’extasient devant l’antiquité, d’autres sont amoureux de leur siècle et embrassent toutes les nouveautés ; il en est peu qui soient de tempérament à garder quelque mesure, et à tenir le juste milieu entre ces deux extrêmes : arracher ce que les anciens ont planté de meilleur, ou dédaigner

  1. Célèbre médecin anglais du XVIesiècle. Bacon le cite souvent dans le De augmentis. ED.