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LIVRE PREMIER.

et la philosophie. Dans l’imposition des noms, on a égaré le plus souvent un peu d’intelligence du vulgaire. À l’aide de ces signes, on ne divise les objets que par des traits grossiers et sensibles pour les vues les plus faibles. Mais survient-il un esprit plus pénétrant ou un observateur plus exact qui veuille changer ces divisions, les mots s’y opposent à grand bruit. Qu’arrive-t-il de là ? Que les plus grandes et les plus imposantes disputes des savants dégénèrent presque toujours en disputes de mots ; discussions par lesquelles il vaudrait mieux commencer, en imitant à cet égard la sage coutume des mathématiciens, et qu’on pourrait peut-être terminer par des définitions prises dans la nature et dans les choses matérielles. Encore ce remède même serait-il insuffisant, car les définitions elles-mêmes sont aussi composées de mots ; et ces derniers ayant également besoin d’être définis, les mots enfanteraient d’autres mots sans fin et sans terme : de sorte qu’il faut toujours en revenir aux faits particuliers, à leur suite et à leur enchaînement, comme nous le montrerons bientôt quand nous traiterons de la manière de former les notions et les axiomes. Les fantômes que les mots introduisent dans l’esprit humain sont de deux espèces : ce sont des noms de choses qui n’existent point, car de même qu’il y a des choses qui manquent de noms parce qu’on ne les a pas encore aperçues ou suffisamment observées, il y a aussi des noms qui manquent de choses qu’ils puissent désigner, parce que ces choses-là n’existent que dans la seule imagination qui les suppose ; ce sont des noms de choses qui existent réellement, mais confus, mal déterminés, n’ayant rien de fixe, et ne désignant que des notions hasardées. Il faut ranger dans la première classe la fortune, le premier mobile, les orbites des planètes, l’élément du feu, et cent autres dénominations semblables et sans objet réel, auxquelles des théories fausses ou hasardées ont donné cours. Mais cette sorte de fantômes est facile à bannir, car on peut, en abjurant une bonne foi et en biffant pour ainsi dire toutes les théories, s’en défaire et les expulser pour toujours.

Mais une autre espèce de préjugés plus compliqués et plus profondément enracinés, ce sont ceux qui ont pour principe des abstractions inexactes ou hasardées. Choisissez tel mot que vous voudrez, par exemple celui d’humidité, et voyez actuellement si toutes les significations qui lui donne sont bien d’accord entre elles. Tout bien examiné, vous trouverez que ce mot humidité n’est qu’un signe confus d’actions diverses qui n’ont rien de fixe, rien de commun, et qu’il est impossible de ramener à une seule idée gé-