Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/254

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ESSAIS DE MORALE ET DE POLITIQUE,

l’amour de l’indépendance. C’est ce qu’on observe surtout dans certains individus amoureux d’eux-mêmes, hypocondriaques, susceptibles, et tellement sensibles à la plus légère contrainte qu’ils seraient tentés de regarder leurs jarretières comme des chaînes. C’est parmi les célibataires qu’on trouve ordinairement les meilleurs amis, les meilleurs maîtres et les meilleurs domestiques, mais non pas les meilleurs sujets, car ils se déplacent trop aisément ; et c’est dans cette même classe qu’on voit le plus de fugitifs.

Le célibat convient aux ecclésiastiques : lorsqu’on a chez soi un étang à remplir, on ne laisse pas volontiers aller l’eau à ses voisins ; et lorsque la charité est trop occupée au logis, elle ne peut se répandre au dehors. Il est assez indifférent que les juges et les magistrats soient mariés ou non ; car si un homme de cette classe est facile à corrompre ; il aura un domestique cent fois plus avide que ne l’eût été son épouse. Quant aux soldats, je vois dans l’histoire que les généraux, en leur parlant pour les animer au combat, leur rappellent toujours le souvenir de leurs femmes et de leurs enfants. Ainsi, je serais porté à croire que le mépris du mariage parmi les Turcs est ce qui rend leurs soldats moins courageux et moins résolus.

Au reste, une femme et des enfants sont pour ainsi dire une école perpétuelle d’humanité ; et quoique, en général, les célibataires soient plus charitables que les gens mariés, parce qu’ils ont moins de dépenses à faire, d’un autre côté ils sont plus cruels, plus austères, plus durs, et plus propres à exercer l’office d’inquisiteur, parce qu’ils ont autour d’eux moins d’objets qui puissent réveiller fréquemment dans leur cœur le sentiment de la tendresse. Les individus d’un naturel grave et sérieux, qui sont aussi des hommes d’habitude et par cela même d’un caractère constant, sont ordinairement de bons maris. Aussi la fable dit-elle d’Ulysse qu’il préféra sa vieille à l’immortalité.

Trop souvent les femmes chastes, enflées du mérite de cette chasteté et fières de leur terrible vertu , sont d’un caractère revêche et intraitable. Une femme n’est ordinairement fidèle, chaste et soumise à son époux qu’autant qu’elle le croit prudent ; opinion qu’elle n’aura jamais de lui si elle s’aperçoit qu’il est jaloux. Les femmes sont les maîtresses des jeunes gens, les compagnes des hommes faits et les nourrices des vieillards ; de manière qu’on ne manque jamais de prétexte pour prendre une femme quand on a cette fantaisie. Cependant les anciens n’ont pas laissé de mettre au nombre des sages celui auquel on demandait à quel âge il fallait se marier, et qui fit cette réponse : « Quand on est jeune