Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/261

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d’être en même temps amoureux et sage. Or, non seulement cette faiblesse paraît ridicule à ceux qui en voient les effets sans y être intéressés, et qui en sont (actuellement) exempts, mais elle le paraît bien davantage à la personne aimée lorsque l’amour n’est pas réciproque, car il est également vrai que l’amour est toujours payé de retour, et que ce retour est ou un amour égal ou un secret mépris raison de plus pour nous tenir en garde contre celle passion qui nous fait perdre les choses les plus désirables, et qui souvent elle-même est tout à fait en pure perte et manque son objet. Quant aux autres pertes qu’elle cause, les poètes nous en donnent une très juste idée lorsqu’ils disent que l’insensé qui donna la préférence à Hélène (à Vénus) perdit les dons de Junon et de Pallas. En effet, quiconque se livre à l’amour renonce par cela seul à la fortune et à la sagesse. Le temps cette passion a ses redoublements et, pour ainsi dire, son flux, ce sont les temps de faiblesse, par exemple, celui d’une grande prospérité ou d’une extrême adversité. Ce sont ordinairement ces deux situations (quoiqu’on n'ait pas encore appliqué cette remarque à la dernière) qui allument ou attisent ordinairement le feu de l’amour, ce qui montre assez qu’il est l’enfant de la folie. Ainsi, quand on ne peut se défendre entièrement de cette passion, il faut du moins prendre peine à la réprimer, en l’écartant avec soin de toute affaire sérieuse et de toute action importante; car si une fois elle s’y mêle, elle brouillera tout et vous fera manquer le but. Je ne vois pas trop pourquoi les guerriers sont si fort adonnés à l’amour, serait-ce par la même raison qu’ils sont adonnés au vin, et parce que les périls veulent être payés par les plaisirs.

L’amour est une affection naturelle à l’homme, il est porté par instinct à aimer ses semblables, et lorsque ce sentiment expansif ne se concentre pas sur un ou deux individus, alors, se répandant de lui-même sur un grand nombre, il devient charité, humanité, vertu, et c’est ce qu’on observe quelquefois dans les religieux. L’amour conjugal produit le genre humain, l'amitié le perfectionne, mais l’amour profane et illégitime l’avilit et le dégrade.

XI. — Des grandes places et des dignités.

Les hommes qui occupent les grandes places sont toujours esclaves, esclaves du prince ou de l’Etat, esclaves de l’opinion publique, esclaves des affaires; en sorte qu’ils ne sont maîtres ni de leurs personnes, ni de leurs actions, ni de leur temps. N’est-ce pas une étrange manie que celle de vouloir commander en perdant sa liberté, et acquérir un grand pouvoir sur les autres en renonçant à