Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/266

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qui paraissent beaucoup plus nobles ; que dis-je ! la désigner seule, comme si dans un orateur elle était le tout. Mais cette préférence n’était que très-fondée ; il entre dans la composition de la nature de l’esprit humain beaucoup plus de folie que de sagesse. En conséquence, les talents qui se rapportent à la partie folle de l’esprit, et qui la subjuguent, ont un tout autre pouvoir sur la multitude que ceux qui se rapportent à sa partie sage. L’audace est dans l’exécution, ce que l’action oratoire est dans le simple discours : elle a dans les relations civiles et politiques une influence et des effets qui tiennent du prodige. Quel est le plus puissant instrument dans les affaires? peut-on dire aussi. — L’audace. — Quel est le second ? — L’audace. — Et le troisième? — L’audace encore. Cependant l'audace, fille de l’ignorance et de la sottise, est réellement au-dessous des vrais talents ; mais elle entraîne, elle subjugue, elle ensorcelle, pour ainsi dire, les hommes sans jugement ou sans courage, qui forment le plus grand nombre ; quelquefois aussi elle subjugue les sages mêmes dans leurs moments de faiblesse et d’irrésolution ; aussi fait-elle des miracles dans un état populaire. Mais elle a moins d’influence et d’ascendant sur un prince ou un sénat, et les hommes très-audacieux réussissent mieux dans les commencements que dans la suite ; car ils promettent toujours beaucoup plus qu’ils ne peuvent tenir. Le corps politique, ainsi que le corps humain, a ses charlatans qui se mêlent aussi de le traiter. Les hommes de cette trempe entreprennent aisément de grandes cures, et ils réussissent deux ou trois fois par hasard ; mais comme leur prétendue science a peu de fond, ils échouent bientôt et perdent la vogue. Quelquefois cependant ils se sauvent en imitant le miracle de Mahomet. Cet imposteur avait promis et persuadé au peuple que, par la vertu de certaines paroles, il ferait venir vers lui une montagne, sur laquelle ensuite il prierait pour ceux qui observeraient fidèlement sa loi. Le peuple étant assemblé, Mahomet appelle la montagne et réitère plusieurs fois cet appel ; mais la montagne tardant à venir, il ne se démonte point et se tire d’affaire en disant : « Eh bien ! puisque la montagne ne veut pas venir vers Mahomet, Mahomet ira lui-même vers la montagne. » Aussi, lorsque ces hommes audacieux, après avoir fait de magnifiques promesses, se trouvent forcés de manquer honteusement de parole ; au lieu de rougir de leur sottise, ils se tirent d’affaire, comme Mahomet, à l'aide de quelque subterfuge, et vont toujours leur train. Il n’est pas douteux que les hommes de ce caractère ne soient fort ridicules aux yeux des hommes de jugement, et quelquefois même un peu aux yeux du vulgaire ; ce qui ne peut être