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LIVRE PREMIER.

durant tant de siècles à ces différentes espèces d’erreurs et de préjugés. Ces causes une fois bien connues, on cessera d’être étonné que les vues exposées dans cet ouvrage se soient présentées si tard à l’esprit de quelque mortel, on admirera seulement qu’un homme, quel qu’il puisse être, ait pu s’aviser le premier de penser à tout cela. Aussi est-ce ce que nous regardons nous-même plutôt comme l’effet d’un certain bonheur que comme la preuve d’un talent supérieur, c’est plutôt un fruit du temps qu’une production du génie.

Or, en premier lieu, pour peu qu’on arrête son attention sur ce grand nombre de siècles et qu’on se fasse une juste idée de cette durée, on la verra se réduire à bien peu d’années. En effet, de vingt-cinq siècles, espace de temps où la science et la mémoire des hommes se trouvent presque entièrement circonscrites, à peine en peut-on détacher et marquer six qui aient été vraiment productifs pour les sciences, et favorables à leur accroissement, car le temps, ainsi que l’espace, à ses déserts et ses solitudes. À proprement parler, les sciences n’ont eu que trois révolutions ou périodes : la première chez les Grecs, la seconde chez les Romains, la troisième chez nous, je veux dire chez les Européens occidentaux, périodes à chacune desquelles on ne peut guère attribuer que deux siècles. Les temps intermédiaires ont été des saisons défavorables pour les sciences et où elles n’ont eu qu’une bien mauvaise récolte, soit pour la quantité, soit pour la qualité, car il est assez inutile de parler des Arabes et des scolastiques, qui, par leurs innombrables et énormes volumes, sont plutôt parvenus à écraser les sciences qu’à en augmenter le poids. Ainsi, c’est avec raison que nous attribuons la lenteur du progrès des sciences à la brièveté des époques qui leur ont été favorables.

LXXIX. Au second rang se présente une cause qui dans tous les temps et dans tous les lieux est d’une grande influence. Cette cause est que dans les temps mêmes où les lettres et les talents de toute espèce ont fleuri le plus, ou ont été cultivés jusqu’à un certain point, la philosophie naturelle n’a eu en partage que la moindre partie de l’industrie des hommes. Cette science si négligée doit pourtant être regardée comme la mère de toutes les autres, car une fois que les sciences et les arts sont séparés de cette science primaire, qui est comme leur racine, on peut bien ensuite les polir et les façonner pour l’usage, mais on a beau faire alors, ils ne croissent plus. Or il est constant que, depuis l’époque le christianisme eut été adopte et fut, pour ainsi dire, parvenu à son point de maturité, le plus grand nombre des esprits distingués s’appli-