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NOUVEL ORGANUM

notre entreprise un semblable jugement, dira de nous « qu’au fond nous n’avons rien fait de vraiment grand, mais que ce qui paraissait tel aux autres nous l’avons un peu moins estimé. » Mais, comme nous l’avons dit tant de fois, notre unique espérance est dans la régénération des sciences, c’est à dire qu’il faut les recomposer et les tirer de l’expérience avec un ordre fixe et bien marqué. Or que d’autres mortels aient exécuté une telle entreprise ou y aient même pensé, c’est ce que personne, je crois, n’oserait assurer.

XCVIII. Quant à l’expérience, sujet dont il est temps de s’occuper sérieusement, elle est encore sans fondements parmi nous, ou n’en a que de bien faibles. Les expériences et les observations qu’on a rassemblées jusqu’ici ne répondent, ni pour le nombre, ni pour le choix, ni pour la certitude, à un dessein tel que celui de procurer à l’entendement de sûres et amples informations, et sont, à tous égards, insuffisantes. Les savants, classe d’hommes crédules et indolents, ont prêté l’oreille trop aisément à des contes populaires, ont adopté trop aisément de simples ouï-dire d’expérience, et n’ont pas craint d’employer de tels matériaux, soit pour établir, soit pour confirmer leur philosophie, donnant à ces relations si incertaines le poids d’un valide témoignage. Tels seraient des hommes d’État qui voudraient gouverner un empire, non sur des lettres et des relations d’ambassadeurs ou autres députés dignes de foi, mais sur des bruits de ville, de triviales anecdotes, et qui régleraient toutes leurs affaires sur de telles informations. Tel est aussi le genre d’administration qu’on a introduit en philosophie par rapport à l’expérience. Cette histoire naturelle sur laquelle on se fonde, je n’y vois rien d’observé avec la méthode convenable, rien de vérifié avec une sage défiance, rien de compté, de pesé, de mesuré. Or quand l’observation est vague et sans ces déterminations, l’information n’est rien moins que sûre. Ces reproches pourront paraître étranges, et ces plaintes quelque peu injustes à tel qui, considérant qu’un aussi grand homme qu’Aristote, aidé de toute la puissance d’un prince tel qu’Alexandre, a composé une histoire des animaux fort exacte ; que d’autres depuis, avec plus d’exactitude encore, quoique avec moins de fracas, y ont beaucoup ajouté ; que d’autres enfin ont écrit des histoires et des relations fort détaillées sur les plantes, les métaux et les fossiles, se laisserait éblouir par ces imposantes collections. Mais ce serait perdre de vue notre but principal et saisir assez mal notre pensée ; car autre est la méthode qui convient à une histoire naturelle composée pour elle-même, autre la marche qu’on doit suivre dans celle dont le but est de pro-