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PRÉFACE SUR LE TRAITÉ DU VIDE

moindre effort nous fait monter plus haut, et avec moins de peine et moins de gloire nous nous trouvons au dessus d’eux. C’est de là que nous pouvons descouvrir des choses qu’il leur estoit impossible d’apercevoir. Notre veuë a plus d’estendue, et, quoyqu’ils cognussent aussi bien que nous tout ce qu’ils pouvoient remarquer de la nature, ils n’en cognoissoient pas tant neantmoins, et nous veoyons plus qu’eux[1].

Cependant il est estrange de quelle sorte on revere leurs sentiments. On faict un crime de les contredire et un attentat d’y adjouster, comme s’ils n’avoient plus laissé de verités à cognoistre[2]. N’est-ce pas traiter indignement la raison de l’homme, et

  1. M. Adam a rapproché de ces phrases de Pascal la pensée suivante du P. Mersenne : « … Comme l’on dit, il est bien facile et mesme necessaire de voir plus loin que nos devanciers, lorsque nous sommes montez sur leurs épaules : ce qui n’empesche pas que nous leur soyons redevables, car c’est beaucoup d’avoir commencé, et de nous avoir donné les principes de cette science [la musique]. » (Questions harmoniques, p. 262, Paris, 1634.) — M. Lanson fait remarquer d’autre part (Revue Universitaire, 1904, t. II, p. 415), que Pascal a pu emprunter directement cette idée à Montaigne : « Nos opinions s’entent les unes sur les autres : la premiere sert de tige à la seconde, la seconde à la tierce : nous eschellons ainsi de degré en degré : et advient de là que le plus hault monté a souvent plus d’honneur que de merite, car il n’est monté que d’un grain sur les espaules du penultime » (Essais III, 13).
  2. Comme l’a remarqué son dernier éditeur, M. Petit, Jean Rey avait développé dans la Préface de ses Essays une pensée analogue à celle de Pascal : « Non sans prevoir tres bien que j’encourray d’abord le nom de temeraire, puis qu’en iceux je choque quelques maximes approuvées depuis longs siecles par la pluspart des Philosophes. Mais quelle temerité y peut-il avoir d’estaller au jour la verité après l’avoir cogneuë ? »