Page:Œuvres de C. Tillier - I.djvu/267

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même le mépriser ; mais en présence de cette abjection morale, il éprouvait comme un soulèvement de son âme, et il disait quelquefois que cet homme lui faisait l’effet d’un gros crapaud accroupi dans un fauteuil de velours.

Pour M. le bailli, il haïssait Benjamin avec toute l’énergie de son âme bilieuse. Celui-ci ne l’ignorait pas ; mais il s’en mettait peu en souci.

Pour ma grand’mère, craignant un conflit entre ces deux natures si diverses, elle voulait que Benjamin s’abstînt de paraître à l’audience ; mais le grand homme, qui avait confiance dans la force de sa volonté, avait dédaigné ce timide conseil ; seulement le samedi matin, il s’était abstenu de prendre sa ration accoutumée de vin chaud.

L’avocat de Bonteint prouva du reste que son client avait le droit de réclamer contre mon oncle. Quand il eut achevé et parachevé sa démonstration, le bailli demanda à Benjamin ce qu’il avait à alléguer pour sa défense.

— Je n’ai qu’une simple observation à faire, dit mon oncle, mais elle vaut mieux que tout le plaidoyer de monsieur, car elle est sans réplique : j’ai cinq pieds neuf pouces au-dessus du niveau de la mer et six pouces au dessus du vulgaire des hommes, je pense…

— Monsieur Rathery, interrompit le bailli, tout grand homme que vous êtes, vous n’avez pas le droit de plaisanter avec la justice.

— Si j’avais envie de plaisanter, dit mon oncle, ce ne serait pas avec un personnage aussi puissant que M. le bailli, dont la justice, d’ailleurs, ne plaisante pas ; mais quand j’affirme que j’ai cinq pieds neuf pouces au-dessus du niveau de la mer, ce n’est pas une plaisanterie que je fais, c’est un moyen sérieux de défense que je présente. M. le bailli peut me faire mesurer s’il doute de la vérité de ma déclaration. Je pense donc…

— Monsieur Rathery, répliqua vivement le bailli, si vous continuez sur ce ton, je serai obligé de vous retirer la parole.