Page:Œuvres de Schiller, Histoire I, 1860.djvu/430

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ce jeux confus ; car de loin déjà, son vaste regard découvre le point où cette liberté vagabonde et sans règle est menée en laisse par la nécessité. Ce qu’elle cache à la conscience vengeresse d’un Grégoire, d’un Cromwell, elle s’empresse de le révéler à l’humanité : à savoir, « que l’homme égoïste peut tendre, il est vrai, à des fins viles et condamnables, mais que sans le savoir, il en hâte et seconde d’excellentes. » Nul faux débat ne peut l’éblouir, nul préjugé du jour l’entraîner ; car elle sait qu’elle verra la destinée dernière de toutes les choses. Tout ce qui cesse a eu pour elle une durée également courte ; elle conserve sa fraîcheur à la couronne d’olivier méritée, et brise l’obélisque que la vanité a érigé. En analysant le délicat mécanisme par lequel, sans bruit, la main de la nature depuis le commencement du monde, développe, d’après un plan régulier, les facultés de l’homme ; et en indiquant exactement ce qui a été fait, à chaque époque, pour l’accomplissement de ce grand plan de la nature, elle établie la vraie mesure du bonheur et du mérite, que l’erreur dominante de chaque siècle a diversement faussée. Elle nous guérit de l’admiration exagérée de l’antiquité, et du puéril regret des temps passés, et en nous rendant attentif à ce que nous possédons, elle nous empêche de désirer le retour des âges d’or d’Alexandre et d’Auguste.

C’est à amener notre siècle humain qu’ont travaillé, sans le savoir et sans y tendre, toutes les époques précédentes. A nous sont tous les trésors que l’industrie et le génie, la raison et l’expérience ont fini par amasser dans la longue vie du monde. Ce n’est que de l’histoire que vous apprendrez à apprécier les biens auxquels l’habitude et la possession incontestée dérobent si aisément notre reconnaissance : biens chers et précieux, qui sont teints du sang des meilleurs et des plus nobles, et ont dû être conquis par le pénible travail de tant de générations ! Et qui, parmi vous, s’il joint un esprit éclairé à un cœur sensible, pourrait songer à cette haute obligation sans éprouver le secret désir de payer à la génération prochaine la dette dont il ne peut s’acquitter envers la précédente ? Il faut qu’une noble ardeur s’allume en nous à la vue de ce riche héritage de vérité, de moralité, de liberté, que nous avons reçu de nos ancêtres, et