Page:Œuvres de Spinoza, trad. Saisset, 1861, tome II.djvu/42

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APPENDICE[1]


Notre siècle est fort éclairé ; mais il n’en est pas plus équitable à l’égard des grands hommes. Quoiqu’il leur doive ses plus belles lumières et qu’il en profite heureusement, il ne peut souffrir qu’on les loue, soit par l’envie, ou par ignorance ; et il est surprenant qu’il se faille cacher pour écrire leur vie, comme l’on fait pour commettre un crime, mais surtout si ces grands hommes se sont rendus célèbres par des voies extraordinaires et inconnues aux âmes communes ; car alors, sous prétexte de faire honneur aux opinions reçues, quoique absurdes et ridicules, ils défendent leur ignorance et sacrifient à cet effet les plus saines lumières de la raison, et pour ainsi dire, la vérité même. Mais quelque risque que l’on coure dans une carrière si épineuse, j’aurais bien peu profité de la philosophie de celui dont j’entreprends d’écrire la vie et les maximes, si je craignais de m’y engager. Je crains peu la furie du peuple, ayant l’honneur de vivre dans une république qui laisse à ses sujets la liberté des sentiments, et où les souhaits mêmes seraient inutiles pour être heureux et tranquille, si les personnes d’une probité éprouvée y étaient vues sans jalousie. Que si cet ouvrage, que je consacre à la mémoire d’un illustre ami, n’est approuvé de tout le monde, il le sera pour le moins de ceux qui n’aiment que la vérité, et qui ont quelque sorte d’aversion pour le vulgaire impertinent.

Baruch de Spinoza était d’Amsterdam, la plus belle ville de l’Europe, et d’une naissance fort médiocre. Son père, qui était juif de religion et Portugais de nation, n’ayant pas le moyen de le pousser dans le commerce, résolut de lui faire apprendre les lettres hébraïques. Cette sorte d’étude, qui est toute la science des juifs, n’était pas capable de remplir un esprit brillant comme le sien. Il n’avait pas quinze ans qu’il formait des difficultés que les plus doctes d’entre les juifs avaient de la peine à résoudre ; et quoiqu’une jeunesse si grande ne soit guère l’âge du discernement, il en avait néanmoins assez pour s’apercevoir que ses doutes embarrassaient son maître. De peur de l’irriter, il feignait d’être

  1. Nous donnons ici, comme appendice à l’écrit de Colerus, une autre Vie de Spinoza, moins importante, à coup sûr, mais bien curieuse encore, attribuée au médecin Lucas, contemporain et ami de Spinoza. Cette pièce est devenue extrêmement rare (n.d.t.).