Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 10, 1838.djvu/319

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Morton, » dit Claverhouse après avoir tranquillement vidé le sien ; « et je ne vous en estime pas moins, malgré cet excès de sensibilité. Mais l’habitude, le devoir, la nécessité, nous accoutument à tout. — Rien, je l’espère, dit Morton, ne m’habituera jamais à de pareilles scènes. — Vous aurez peine à croire, répliqua Claverhouse, que quand j’entrai au service, j’éprouvais plus d’horreur que n’en éprouva jamais personne en voyant couler le sang ; il me semblait que ce sang coulât de mes propres veines. Et pourtant, si vous en croyez ces whigs, ils vous diront que, chaque matin, je bois un verre de sang avant mon déjeuner[1]. Mais, en réalité, monsieur Morton, pourquoi nous inquiéterions-nous tant de la mort, qui à tout instant frappe sur nous ou autour de nous ? Des hommes meurent chaque jour : il n’y a pas d’heure qui ne soit la dernière de quelqu’un d’entre nous. Pourquoi donc hésiterions-nous à abréger le nombre de jours des autres, ou prendrions-nous tant de peine à prolonger ici-bas les nôtres ? Ce n’est qu’une loterie… À minuit vous deviez mourir ; minuit a sonné, vous êtes vivant, et ceux qui devaient vous égorger sont morts. La douleur de mourir ne vaut pas la peine qu’on y songe, car elle doit nécessairement arriver un jour ou l’autre ; elle peut arriver à chaque moment… C’est la mémoire que le soldat laisse derrière lui, semblable à la longue traînée de lumière qui brille à l’horizon après le coucher du soleil, c’est là l’unique chose qui vaille la peine qu’on y pense, celle qui distingue le trépas du brave et celui du lâche. Quand je réfléchis à la mort, monsieur Morton, comme à un événement digne qu’on y réfléchisse, c’est dans l’espérance de la rencontrer sur un champ de bataille vaillamment défendu et glorieusement conquis, et de mourir au milieu des champs de victoire… Voilà ce qui vaut la peine de vivre, et plus encore la peine d’avoir vécu. »

Pendant que Graham exprimait ainsi ses sentiments, et que ses yeux brillaient de cet enthousiasme guerrier qui distinguait si éminemment son caractère, une figure sanglante, qui semblait sortir de terre, se plaça droit devant lui, et offrit à ses regards la hideuse personne et les traits sauvages du prédicateur frénétique si souvent nommé dans notre récit. Son visage, couvert de taches de sang, était horriblement pâle, car la main de la mort était sur

  1. L’auteur n’est pas sûr qu’on ait jamais dit cela de Claverhouse ; mais on disait communément de sir Robert Grierson de Lagg, un autre des persécuteurs, qu’un verre de vin qu’il tenait dans sa main se changea en sang caillé.