Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 10, 1838.djvu/389

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

adressa Morton. — Oui, monsieur. Je vis seule comme la veuve de Zarephta ; et je reçois trop peu de monde pour payer des domestiques. J’avais jadis deux beaux garçons qui faisaient tout l’ouvrage. Mais Dieu donne et peut reprendre : que son nom soit béni ! Même après avoir perdu mes fils, j’ai été moins pauvre des biens du monde qu’à présent ; mais c’était avant la révolution[1]. — Vraiment ? Vous êtes pourtant presbytérienne, ma bonne mère ? — Oui, monsieur ; et bénie soit la lumière qui m’a montré le droit chemin ! — Alors, la révolution n’aurait dû vous faire que du bien. — Si elle a rendu ce pays plus heureux, et assuré la liberté de conscience, peu importe le mal qu’elle a fait à une pauvre aveugle, à un ver de terre tel que moi. — Mais encore, je ne vois pas comment vous avez pu en souffrir. — C’est une longue histoire, monsieur. Une nuit, six semaines environ avant la bataille de Bothwell-Bridge, un jeune gentilhomme s’arrêta dans cette misérable chaumière : il était blessé et couvert de sang, pâle et épuisé de fatigue ; et son cheval était si las qu’il pouvait à peine mettre un pied devant l’autre. Ses ennemis le suivaient de près, et lui-même était un de nos ennemis. Que pouvais-je faire, monsieur ? Vous qui êtes soldat, vous allez dire que je ne suis qu’une vieille sotte ! hé bien, je l’ai nourri, soigné, caché, jusqu’à ce qu’il pût repartir sans danger. — Qui donc oserait blâmer une telle conduite ? — Pourtant quelques gens de notre parti m’en ont voulu. Ils disaient que j’aurais dû agir comme Jaël envers Sisara. Mais répondis-je, Dieu ne m’avait pas ordonné de faire couler le sang ; comme femme et comme chrétienne, j’ai cru au contraire que je devais l’arrêter. Alors ils m’accusèrent de ne pas aimer mes enfants, puisque j’avais secouru un des soldats du régiment qui avait assassiné mes deux fils. — Assassiné vos deux fils ! — Oui, monsieur, quoique vous puissiez donner à leur mort un autre nom. L’un a péri l’épée à la main en combattant pour la cause du Covenant national ; l’autre… Ah ! quand ils l’ont fusillé devant moi, mes pauvres yeux se sont remplis de larmes, et il me semble que ma vue s’est toujours de plus en plus affaiblie depuis ce triste jour : mes douleurs, mes angoisses, mes pleurs que je ne pouvais sécher, rien ne put le sauver. Mais, hélas ! en livrant le jeune lord Evandale à ses ennemis, aurais-je rendu la vie à mon Ninian et à mon Johny. — Lord Evandale ! » dit Morton avec surprise. « Est-ce à lord Evandale que vous avez sauvé

  1. Celle de 1688. a. m.