Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 13, 1838.djvu/32

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Cinq minutes après ce dialogue, j’étais dans le salon de l’auberge du Roi George, et en présence de l’étranger.

C’était un homme grave, à peu près de mon âge, c’est-à-dire d’environ cinquante ans, et il portait réellement sur son visage, comme disait l’ami David, quelque chose qui engageait à lui rendre service. Et néanmoins cette expression d’autorité n’était nullement du genre de celle que j’ai vue sur la figure d’un général de brigade. Le costume de l’étranger n’avait non plus rien de martial. Il portait habit, veste et culotte du même drap, couleur œil de corbeau, le tout un bleu à l’ancienne mode. Ses jambes étaient protégées par de fortes guêtres de cuir, qui, comme dans l’ancien temps, s’ouvraient par le côté où elles étaient retenues par des agrafes d’acier. Son visage paraissait altéré autant par la fatigue et le chagrin que par l’âge : on y lisait qu’il avait beaucoup vu et beaucoup souffert. Son abord était extrêmement agréable, et annonçait une éducation soignée. Enfin les excuses qu’il me fit pour m’avoir ainsi dérangé, et à une telle heure, furent exprimées avec tant de politesse et de grâce, que je ne pus lui répondre autrement qu’en l’assurant de tout le plaisir que j’aurais à lui être utile.

« J’ai voyagé toute la journée, monsieur, me dit-il, et je serais d’avis de remettre le peu que j’ai à vous dire jusqu’après le souper, pour lequel je me sens un peu plus d’appétit qu’à l’ordinaire. »

Nous nous mîmes à table ; et malgré l’appétit que l’étranger avait annoncé, malgré le petit repas préparatoire de fromage et d’ale que j’avais pris chez moi, je crois en vérité que je fus celui des deux qui fit le plus d’honneur au poulet et à l’émincé de l’ami David.

Lorsque la nappe fut levée et que nous nous fûmes préparé chacun un verre de négus[1], avec cette liqueur que les aubergistes appellent du sherry, et les consommateurs du lisbonne, je m’aperçus que l’étranger était pensif, silencieux : il paraissait embarrassé, comme s’il avait eu à m’entretenir de quelque sujet, sans savoir comment l’amener. Afin de le mettre sur la voie, je commençai à parler des ruines du monastère et de leur histoire ; mais, à ma grande surprise, je vis que j’avais trouvé mon maître. L’étranger connaissait non seulement tout ce que je pouvais lui en dire ; mais encore bien davantage ; et, ce qui était encore plus mortifiant, il me fit voir en s’étayant de dates, de chartes, de

  1. Mélange de vin et d’eau bouillante, assaisonné avec des tranches de citron, du sucre et de la muscade. a. m.