Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 6, 1838.djvu/183

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Quelques personnes entrèrent dans l’eau pour lui prêter leurs secours, et le poisson, qui se trouva de trente livres, fut tiré à terre.

La conduite du veneur avait frappé Brown : il n’avait aucun souvenir de sa figure, et ne pouvait concevoir pourquoi il évitait ses regards. Peut-être, pensa-t-il, est-ce un des coquins qui nous ont attaqués sur le chemin, quelques jours auparavant. Cette supposition n’était pas invraisemblable, quoiqu’elle ne fût appuyée sur rien qui pût faire reconnaître sa tournure ou ses traits ; mais les brigands portaient de grands chapeaux à bords rabattus, de grandes redingotes, et il n’avait pu remarquer leur taille au point d’assurer que cet homme était avec eux. Il résolut d’en parler à son hôte ; mais des raisons particulières lui firent penser qu’il vaudrait mieux différer les éclaircissements jusqu’au lendemain matin.

Les pêcheurs revinrent chargés de poisson ; on avait tué plus de cent saumons. Les plus beaux furent offerts aux principaux fermiers ; on partagea les autres entre leurs bergers, leurs laboureurs, leurs domestiques, à tous ceux enfin d’un rang inférieur, pour qui ce poisson, séché à la fumée de tourbe de leurs chaumières ou de leurs huttes, formait un savoureux supplément au plat de pommes de terre et d’oignons qui faisait leur principale nourriture pendant l’hiver. On y ajouta une libérale distribution d’ale et de whisky, indépendamment d’une chaudronnée de poisson, c’est-à-dire deux ou trois saumons bouillis pour leur souper. Brown accompagna son joyeux hôte et le reste de ses amis dans l’immense cuisine enfumée, où un repas appétissant était préparé sur une table de chêne qui aurait été assez grande pour le dîner de John Armstrong et sa bande. Bientôt on n’entendit que cris de joie, que huzza, que plaisanteries et rires bruyants, bravades et railleries. Notre voyageur jeta les yeux autour de lui, en cherchant la figure sombre du veneur, mais il ne l’aperçut pas.

À la fin, il se hasarda à faire une question sur son compte : « Mes amis, dit-il, il est arrivé un accident à l’un de vous, qui a laissé tomber sa torche dans l’eau lorsque son compagnon luttait avec cet énorme saumon. — Un accident ! dit en levant les yeux un jeune berger (celui-là même qui avait harponné le saumon) ; il mériterait d’être battu pour avoir laissé tomber la lumière quand l’épieu d’un autre avait frappé le poisson ! Je suis convaincu que Gabriel a jeté exprès les roughies[1] dans l’eau ; il n’aime pas voir quelqu’un faire

  1. Lorsque pour chasser à la lumière sur l’eau on se sert de bois sec ou de branchages pour entretenir le feu, on les appelle roughies ; mais lorsqu’on emploie des haillons trempés dans le goudron, on les appelle hards, probablement du français hardes.a. m.