Page:Œuvres de Walter Scott, Ménard, traduction Montémont, tome 6, 1838.djvu/267

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qui s’engage à le seconder dans la folie qu’il est décidé à faire… Non, non. Je vous ai seulement fait voir un autre faible de mon caractère… je dis toujours la vérité le samedi soir. — Et quelquefois aussi dans la semaine, j’imagine ? répondit Mannering en souriant. — Oui, sans doute, autant que ma profession me le permet. Je suis, comme dit Hamlet, un assez honnête homme quand mes clients et leurs hommes d’affaires ne se servent pas de moi comme d’un porte-voix pour débiter à la barre leurs doubles mensonges. Mais il faut vivre ! c’est une triste chose… Maintenant, arrivons à votre affaire. Je suis charmé que mon vieil ami, Mac-Morlan, vous ait adressé à moi : c’est un homme honnête, actif et intelligent ; il a été long-temps shérif-suppléant du comté de…, quand moi-même j’étais shérif ; il occupe toujours le même emploi. Il sait quel intérêt je porte à cette infortunée famille d’Ellangowan et à la pauvre Lucy. Je ne l’ai pas vue depuis l’âge de douze ans : c’était alors une fort jolie enfant, et fort raisonnable, avec un père qui ne l’était guère, un vrai prodigue. Mon attachement pour elle date de loin. Quand j’étais shérif du comté, monsieur Mannering, je fus appelé pour recueillir des informations sur un meurtre commis à Ellangowan, le jour même où naquit cette pauvre enfant, et qui, par une étrange complication d’événements, que malheureusement je ne pus jamais démêler, coïncidait avec la mort ou la disparition de son frère unique, enfant d’environ cinq ans. Non, colonel, de ma vie je n’oublierai le douloureux spectacle qu’offrait ce jour-là le château d’Ellangowan… Le père, la tête à moitié perdue ; la mère expirant au milieu des douleurs d’un enfantement prématuré ; un enfant disparu ; un autre qui entrait dans ce misérable monde, poussant des cris auxquels, au milieu de ce concours des plus affreux malheurs, personne n’avait à peine le temps de faire attention. Nous autres hommes de loi, nous ne sommes pas plus de fer ou d’airain, monsieur, que vous autres soldats n’êtes d’acier. Nous vivons au milieu des crimes et des misères de la société, comme vous au milieu des misères et des crimes de la guerre : peut-être un peu d’insensibilité est-elle nécessaire, dans l’un et l’autre cas, pour faire son devoir… Mais que le diable enlève un soldat dont le cœur est aussi dur que son épée ! que la damnation tombe sur l’homme de loi qui endurcit son cœur comme son front !… Mais allons au fait : je perds ma soirée du samedi… Voulez-vous avoir la bonté de me remettre les pièces qui concernent l’affaire de miss Bertram ?… Ah ! consentez à faire demain un dîner de garçon avec un vieil avocat…