Page:Œuvres mêlées 1865 Tome I.djvu/260

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

curien Saint-Évremond n’auroit écrit ces lignes du portrait de la Rochefoucauld tracé par lui-même : « Je suis peu sensible à la pitié, et je voudrois ne l’y être point du tout. Cependant, il n’est rien que je fisse pour le soulagement d’une personne affligée, et je crois effectivement que l’on doit tout faire, jusqu’à lui témoigner beaucoup de compassion de son mal, car les misérables sont si sots, que cela leur fait le plus grand bien du monde ; mais je tiens aussi qu’il faut se contenter d’en témoigner, et se garder bien soigneusement d’en avoir. » On se prendroit à haïr l’esprit, en lisant la Rochefoucauld ; on aime toujours l’humanité en lisant Saint-Évremond.

Quelle diversité de langage, dans cette lettre, déjà citée, au comte d’Olonne : « Il y en a que le malheur a rendus dévots, par un certain attendrissement, par une pitié secrète qu’on a pour soi, assez propre à disposer les hommes à une vie plus religieuse. Jamais disgrâce ne m’a donné cette espèce d’attendrissement : la nature ne m’a pas fait assez sensible à mes propres maux. La perte de mes amis pourroit me donner de ces tristesses délicates dont les sentiments de dévotion se forment avec le temps. Je ne conseillerais jamais à personne de résister à la dévotion qui se forme de la tendresse, ni à celle qui nous donne de la confiance. L’une touche l’âme agréablement ; l’autre assure à l’esprit un doux repos. Mais tous les hommes, et particulièrement les malheureux, doivent se défendre avec soin d’une dévotion superstitieuse, qui mêleroit sa noirceur avec celle de l’infortune. »

Le moraliste n’est souvent que l’anatomiste des