Page:Œuvres politiques de Machiavel.djvu/310

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semblables prodiges, les empires ont éprouvé des révolutions extraordinaires et inattendues.



CHAPITRE LVII.


Le peuple en masse est fort ; il est faible individuellement.


Après la ruine de Rome par les Gaulois, une foule de citoyens étaient allés s’établir à Véïes, malgré la constitution et les édits du sénat, qui, pour mettre un terme à ce désordre, décréta publiquement que chaque citoyen, dans un certain espace de temps, et sous les peines portées par la loi, eût à revenir habiter Rome. Ceux contre lesquels ce décret était dirigé commencèrent par en plaisanter ; mais lorsque arriva le terme prescrit pour s’y soumettre, personne n’osa désobéir. Et Tite-Live dit à ce sujet : Ex ferocibus universis, singuli, metu suo, obedientes fuere.

Il est impossible de citer un exemple où le caractère de la multitude se manifeste plus clairement. Les hommes poussent souvent l’audace jusqu’à se plaindre hautement des mesures prises par leurs princes ; mais lorsqu’ils voient le châtiment en face, ils perdent la confiance qu’ils avaient l’un dans l’autre, et ils se précipitent pour obéir.

Il est certain qu’on ne doit point attacher trop d’importance à tout ce que dit un peuple de ses bonnes ou de ses mauvaises dispositions, pourvu toutefois que lorsqu’il est bien disposé vous puissiez le maintenir dans ces bonnes dispositions, et que, lorsqu’il l’est mal, vous puissiez l’empêcher de devenir dangereux. On entend par mauvaises dispositions des peuples celles qui ont une autre source que la perte de leur liberté, ou d’un prince objet de leur affection et qui existe encore ; car celles qui naissent de ces causes sont par-dessus tout formidables,