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xv
INTRODUCTION.

voudrait l’en dégoûter. Ce sentiment maternel qui l’avait fait tressaillir d’allégresse, elle le dégrade, elle le rabaisse à plaisir. Bon pour ceux dont les loisirs et la fortune s’accommodent à toutes les nécessités, de prendre le souci d’une maison. Mais est-il possible à un philosophe de se livrer aux méditations de la sagesse au milieu du train d’un ménage ? Quant à elle, qu’importe le nom dont on l’appelle, amante, maîtresse, ou fille de joie ? le plus humble, le plus déshonorant, le dernier de tous, voilà celui qu’elle réclame, comme le plus glorieux, comme le plus doux… Son désir, d’accord avec son devoir, est donc de rester en Bretagne. La faire revenir à Paris ne peut être qu’un danger. Elle jouira plus rarement, il est vrai, de la présence de son bien aimé ; mais les tristesses de l’éloignement rendront la joie des moments de réunion plus délicieuse ; et c’est seulement par le libre lien d’une tendresse dévouée qu’elle veut qu’il la laisse s’enchaîner à sa vie[1].

Abélard rappelle que, comme dernier argument, Héloïse lui prédit la séparation à laquelle ils étaient réservés ; et il explique cette sorte de prophétie par la connaissance qu’elle avait du caractère vindicatif de Fulbert. Bien qu’Héloïse, qu’un sentiment de piété filiale sincère, non moins que son élévation d’âme naturelle, tient au-dessus de toute récrimination, ne laisse échapper aucun reproche à l’adresse de son oncle, on peut croire qu’elle n’était point sans inquiétude sur l’effet de ses menaces. Mais à la vérité, c’est d’elle-même, d’elle seule, de sa passion, qu’elle tire les raisons dont elle voudrait convaincre Abélard. À quelque parti qu’il se résolût, et quoi qu’il dût arriver, pour elle, elle ne s’était pas donnée à demi. Le mariage accompli, en vain Fulbert la presse d’obsessions et d’outrages ; elle observe la foi jurée à son époux et le respecte lui-même dans ses violences[2]. En vain, au moment de s’engager dans les vœux de la profession monastique, ses amis la poursuivent de leurs instances jusqu’au pied de l’autel pour l’y soustraire : s’enveloppant la tête du voile béni, et répétant d’une voix entrecoupée de sanglots les vers mis par Lucain dans la bouche de Cornélie après la mort de Pompée, elle consomme de ses propres mains ce qu’elle appelle son expiation, ce qu’au sens profane du mot on pourrait appeler son martyre.

Par une singulière perversion d’imagination, les divers traducteurs des lettres d’Abélard et d’Héloise ont interprété au gré des préjugés

  1. Lettre à un Ami, § 7, p. 18. Cf. Lettres, II, § 4, p. 74 et suiv.
  2. Lettres, V, § 4, p. 126.