Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/43

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parfois à réprimer tout d’abord les mouvements qui l’entraînent, elle en a conscience, elle les analyse, les raisonne et finit par les régler. Ses lettres sont un mélange d’élans passionnés et de savantes controverses. Sous le coup des émotions les plus poignantes, son esprit reste libre. Au moment de prendre le voile, elle trouve dans ses souvenirs, pour peindre sa situation, une inspiration héroïque. À Argenteuil, tandis qu’elle souffre et s’indigne, en proie à toutes les tortures de l’amour qui la dévore, elle donne le spectacle d’une édifiante sérénité. La lecture de Sénèque et des Pères de l’Église, dont elle était nourrie, n’avait pas seulement orné son imagination ; elle avait trempé son âme. Au premier siècle de notre ère, païenne, elle eût honoré le stoïcisme ; chrétienne, elle eût fait aimer et glorifier le martyre. Incapable de se résigner, elle sait se contraindre. Elle discute avec saint Bernard[1], le faux apôtre ; comme elle l’appelait dans son implacable fidélité aux ressentiments de son époux. Les plus fougueux adversaires d’Abélard la ménagent. Les Papes la protègent[2]. La volonté d’Abélard est la seule sous laquelle elle s’incline, et elle lui obéit plutôt qu’elle ne lui cède. Cette fermeté d’intelligence l’avait, au témoignage de Pierre le Vénérable, distinguée dès sa jeunesse ; la vie monastique avait achevé d’en condenser les forces. Faut-il s’étonner qu’avec une telle puissance de caractère et de réflexion, elle ait pu, à quelques années de distance, retracer toutes les péripéties d’un amour que le temps et la séparation n’avaient fait qu’enflammer ? Au milieu des intérêts qui se disputent la vie fiévreuse des sociétés modernes, nous avons peine à concevoir cette domination d’un sentiment unique absorbant en lui toutes les énergies d’une noble intelligence. Mais n’est-ce pas la marque et la grandeur des époques analytiques et rêveuses comme le moyen âge d’avoir, par ce travail de concentration généreuse, pour ainsi dire, produit, sous la figure des Godefroy de Bouillon, des saint Louis, des Jeanne d’Arc, le type achevé des plus belles, des plus saintes passions ?

Et si ce n’est point par Abélard et par Héloïse que ces lettres ont été écrites, quel en est donc l’auteur ? « Un ami, dit Orelli, un admirateur qui les aurait rédigées après leur mort, assez heureusement. » Certes, la rédaction est assez heureuse. Celui-là était un écrivain de génie, qui a pu concevoir et exprimer avec une telle éloquence

  1. S. Bernard, Ep. CCLXXVIII.
  2. En moins de vingt ans, cinq Papes, Lucins II (1146), Eugène III (1148), Anastase IV (1154), Adrien IV (1157), Alexandre III (1163), lui accordent des lettres confirmatives de son établissement du Paraclet.