Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/45

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vant les goûts de leur siècle, tinssent l’érudition et la dialectique à grand honneur, évidemment les surcharges de citations et de raisonnements, qui viennent tout d’un coup briser et comme écraser, surtout dans les lettres d’Héloïse, le mouvement des pages les plus entraînantes, accusent l’intervention d’une main étrangère. Que cette main ait, en outre, introduit certains liens, certains arrangements, il n’est pas déplacé de le croire. Mais qu’importe ? Cet appareil de régularité trop savante n’est-il pas justement ce qu’on voudrait détacher des lettres d’Héloïse et d’Abélard, comme on détache la gangue du métal précieux ?

Non, ce ne sont point les interpolateurs ou les arrangeurs, quels qu’ils soient, qui ont fait vivre cet admirable correspondance ; c’est assez pour leur honneur de n’avoir pas empêché qu’elle ait vécu. Ce qui l’a fait vivre, c’est ce qu’Héloise y a déposé de son âme ; Abélard, de son grand esprit. Son originalité impérissable est dans le souffle de passion qui, à des degrés divers, l’anime d’un bout à l’autre et la remplit.

Aussi est-elle demeurée un monument sans rival comme sans modèle ; elle a fait école, en restant inimitable. Les plaintes exaltées de l’héroïne des Lettres portugaises, que la critique se plaît d’ordinaire à en rapprocher[1] ; ses appels de tendresse[2], d’une grâce efféminée et monotone, n’ont rien de commun avec les cris de souffrance, les murmures de contrainte, les efforts de soumission d’Héloïse. C’est une âme qui s’exhale, a-t-on dit de la Religieuse portugaise ; Héloïse est un caractère. D’un autre côté, à ne prendre dans la Nouvelle Héloïse que la peinture des sentiments qui témoignent d’une idée d’emprunt, l’œuvre élevée par Rousseau aux « deux idoles de son cœur, l’amour et l’amitié, » ne rappelle-t-elle pas trop souvent le spirituel traité où Saint Évremont décrit l’amour sans amour et l’amitié sans amitié ? La beauté de langage la plus soutenue ne peut tenir lieu de la vérité des sentiments. Faut-il l’ajouter ? Mêler le

  1. Lettres portugaises, nouvelle édition conforme à la première (Paris, Cl. Barbin, 1669). Paris, bureau de la Bibliothèque choisie, 1833. — On sait que la religieuse qui a écrit ces lettres se nommait Marianne Alcoforada, et que le chevalier à qui elles sont adressées était le comte de Chamilly, à un gros et grand homme, » dit Saint-Simon, « le meilleur, le plus brave et le plus rempli d’honneur, mais si bête et si lourd, qu’on ne comprenait même pas qu’il eût quelques talents pour la guerre… » « À le voir, à l’entendre, ajoute-t-il, on n’aurait jamais pu se persuader qu’il eût inspiré un amour aussi démesuré que celui qui est l’âme de ces fameuses Lettres portugaises… »
  2. « Brancas m’a adressé une lettre si exclusivement tendre, écrivait madame de Sévigné, le 19 juillet 1671, qu’elle récompense tout son passé : il me parle de son cœur à toutes les lignes ; si je lui faisais réponse sur le même ton, ce serait une Portugaise.