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LETTRE PREMIÈRE

HISTOIRE DES MALHEURS D’ABÉLARD
ADRESSÉE À UN AMI


SOMMAIRE
Cette lettre est adressée par Abélard, du monastère de Saint-Gildas, situé en Bretagne, qu’il dirigeait alors, à un ami, dont le morceau, bien que fort étendu, ne fait pas connaître le nom, et qu’Héloïse, en s’y référant, ne désigne pas non plus dans le morceau suivant. Elle est rédigée sous forme de récit. Abélard y raconte tout au long l’histoire de sa vie depuis son enfance. Toutefois, il ne fait aucune mention de Jean Rosselin, le savant philosophe dont l’évêque Othon de Freisingen, écrivain d’une autorité considérable et son contemporain, affirme qu’il suivit les leçons. Mais il expose en détail les sentiments qui ont inspiré sa conduite ou ses écrits, les persécutions dont il a été l’objet, les fureurs de l’envie qui a animé ses rivaux contre lui, et il en prend occasion pour adresser, en passant, un mot de vive réponse à ses ennemis. Enfin, il paraît avoir écrit cette lettre comme un soulagement pour lui-même plutôt que comme une consolation pour autrui, c’est-à-dire en vue de rendre plus léger le poids de ses infortunes présentes par le souvenir de ses malheurs passés, et d’effacer de son cœur la crainte des périls qui le menacent. Nulle part, en effet, il n’établit entre les chagrins de son ami et les siens aucun rapprochement de nature à en faire sentir la gravité relative


Souvent l’exemple a plus d’effet que la parole pour exciter ou pour calmer les passions humaines. Aussi, après vous avoir fait entendre de vive voix quelques consolations, je veux retracer à vos yeux le tableau de mes propres infortunes : j’espère qu’en comparant mes malheurs et les vôtres, vous reconnaîtrez que vos épreuves ne sont rien ou qu’elles sont peu de chose, et que vous aurez moins de peine à les supporter.

I. Je suis originaire d’un bourg situe à l’entrée de la Bretagne, à huit milles environ de Nantes, vers l’est, et appelé le Palais. Si je dois à la vertu du sol natal ou au sang qui coule dans mes veines la légèreté de mon caractère, je reçus en même temps de la nature une grande facilité pour la science. Mon père, avant de ceindre le baudrier du soldat, avait reçu quelque teinture des lettres ; et plus tard, il s’éprit pour elles d’une telle passion, qu’il voulut faire donner à tous ses fils une éducation littéraire, avant de les former au métier des armes. Et ainsi fut-il réalisé. J’étais son premier-