Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/75

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Nous revêtîmes donc tous deux en même temps l’habit religieux, moi dans l’abbaye de Saint-Denis, elle, dans le couvent d’Argenteuil dont j’ai parlé plus haut. On voulait, je m’en souviens, soustraire sa jeunesse au joug de la règle monastique, comme à un insupportable supplice, on s’apitoyait sur son sort ; elle ne répondit qu’en laissant échapper à travers les pleurs et les sanglots, la plainte de Cornélie : « Ô noble époux, si peu fait pour un tel hymen ! Ma fortune avait-elle donc ce droit sur une tête si haute ? Criminelle que je suis, devais-je t’épouser pour causer ton malheur ! Reçois en expiation ce châtiment au-devant duquel je veux aller. » C’est en prononçant ces mots qu’elle marcha vers l’autel, reçut des mains de l’évêque le voile béni et prononça publiquement le serment de la profession monastique.


IX. À peine étais-je convalescent de ma blessure, qu’accourant en foule, les clercs commencèrent à fatiguer notre abbé, à me fatiguer moi-même de leurs prières : ils voulaient que ce que j’avais fait jusque-là par amour de l’argent ou de la gloire, je le fisse maintenant pour l’amour de Dieu ; ils disaient que le talent dont le Seigneur m’avait doué, le Seigneur m’en demanderait compte avec usure, que je ne m’étais guère encore occupé que des riches, que je devais me consacrer maintenant à l’éducation des pauvres ; que je ne pouvais méconnaître que, si la main de Dieu m’avait touché, c’était afin qu’affranchi des séductions de la chair et de la vie tumultueuse du siècle, je pusse me livrer à l’étude des lettres, et de philosophe du monde devenir le vrai philosophe de Dieu. Or l’abbaye où je m’étais retiré était livrée à tous les désordres de la vie mondaine. L’abbé lui-même ne tenait le premier rang entre tous que par la dissolution et l’infamie de ses mœurs. Je m’étais plus d’une fois élevé contre ces scandaleux déportements tantôt en particulier, tantôt en public, et je m’étais ainsi rendu odieux et insupportable à tous ; si bien que, charmés des instances journellement répétées de mes disciples, ils profitèrent de l’occasion pour m’écarter. Pressé par les sollicitations incessantes des écoliers, et cédant à l’intervention de l’abbé et des frères, je me retirai dans un prieuré, pour reprendre mes habitudes d’enseignement ; et telle fut l’affluence des auditeurs, que le lieu ne suffisait pas à les loger, ni la terre à les nourrir. Là, conformément à mon caractère, je me livrai particulièrement à l’enseignement de la théologie. Toutefois je ne répudiai pas entièrement l’étude des arts séculiers dont j’avais plus particulièrement l’habitude et qu’on attendait spécialement de moi ; j’en fis comme une amorce pour attirer ceux qui m’écoutaient, par une sorte d’avant-goût philosophique, à l’étude de la vraie philosophie, selon la méthode attribuée par l’Histoire ecclésiastique au plus grand des philosophes chrétiens, Origène. Et comme le Seigneur semblait ne m’avoir pas moins favorisé pour l’intelligence des saintes Écritures que