Page:Abelard Heloise Cousin - Lettres I.djvu/83

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que mon abbé, qui siégeait, me ramène dans mon abbaye, c’est-à-dire au monastère de Saint Denis ; là, on convoquerait un plus grand nombre de docteurs éclairés, lesquels, après mûr examen, statueraient sur le parti à prendre. Le légat approuva cette dernière motion, et après lui, tout le monde. Quelques instants après, il se leva pour aller célébrer la messe avant d’entrer au concile, et il me fit transmettre par l’évêque Geoffroy l’autorisation qui m’était accordée de revenir au monastère pour y attendre le résultat de la mesure adoptée.

Alors mes ennemis, réfléchissant que tout était perdu, si l’affaire se passait hors de leur diocèse, c’est-à-dire en un lieu où ils n’auraient plus droit de siéger, et peu confiants dans la justice, persuadèrent à l’archevêque que ce serait pour lui une grande honte que la cause fût déférée à un autre tribunal, et qu’il y aurait péril à me laisser échapper ainsi. Et aussitôt, courant trouver le légat, ils le firent changer d’avis et l’amenèrent malgré lui à condamner, sans examen, mon livre, à le brûler immédiatement sous les yeux du public, et à prononcer contre moi-même la réclusion perpétuelle dans un monastère éloigné. Ils disaient que, pour justifier la condamnation de mon livre, ce devait être assez que j’eusse osé le lire publiquement et le donner à transcrire à plusieurs personnes sans avoir obtenu la permission du Pape ni celle de l’Église, et qu’il serait éminemment utile à la foi qu’un exemple prévint pour l’avenir une telle présomption. Le légat n’était pas aussi instruit qu’il aurait dû l’être ; en toute chose, il se laissait guider par l’archevêque, comme l’archevêque par eux. Pressentant le résultat de ces intrigues, l’évéque de Châlons m’avertit, et m’engagea vivement à ne répondre à une violence évidente que par un redoublement de douceur. Cette violence si manifeste, disait-il, ne pouvait que leur nuire et tourner à mon avantage. Quant à la réclusion dans un monastère, il n’y avait pas à s’en effrayer, sachant que le légat, qui n’agissait que par contrainte, ne manquerait pas, quelques jours après son départ, de me rendre ma pleine liberté. C’est ainsi que, mêlant ses larmes aux miennes, il me consola de son mieux.

Appelé au concile, je m’y rendis sur-le-champ ; et là, sans discussion, sans examen, on me força à jeter de ma propre main le livre au feu. Il fut brûlé au milieu d’un silence qui ne paraissait pas devoir être rompu, quand un de mes adversaires murmura timidement qu’il avait trouvé écrite cette proposition, que Dieu le Père est seul tout-puissant. Le prélat se récria vivement et répondit que la chose n’était pas possible, qu’un enfant ne tomberait pas dans une telle erreur, puisque la foi commune tient et professe qu’il y a trois tout-puissants. A quoi un docteur des écoles, un certain Terrière, répliqua ironiquement par ce mot de saint Anbroise : « Et cependant il n’y a pas trois tout-puissants, mais un seul tout-puissant. » Son évêque