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LETTRES D’ABÉLARD ET D’HÉLOlSE.

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notre esprit tendu vers Dieu, l’idée des choses du siècle a toujours prise sur nous et nous agite. Que si celui qui se livre avec zèle aux exercices reli- gieux est expose à ces tentations, comment celui qui ne fait rien y échap- pera-t-il ? Le pape saint Grégoire, dans son dix-neuvième livre des Morales, dit : « Nous gémissons de voir déjà arrivé le temps où nous trouvons dans l’Église tant de prélats qui ne veulent pas exécuter ce qu’ils comprennent, ou qui dédaignent même de connaître et de comprendre la parole divine. Car ils détournent leurs oreilles de la vérité pour écouter des fables ; ils cherchent tout ce qui est de ce monde, non ce qui est de Jésus-Christ. Par- tout on trouve les écrits qui renferment la parole de Dieu, partout on peut les lire. Mais les hommes dédaignent de les connaître, et nul, pour ainsi dire, ne cherche à savoir ce qu’il croit. »

Cependant la règle de chaque monastère et les exemples des saints Pères nous y exhortent. Saint Benoît ne donne aucun précepte sur rensei- gnement ou l’étude du chant, et il en donne un grand nombre sur la lecture ; il fixe même exactement les moments de lire comme ceux de travailler ; il règle si bien l’enseignement de la pictée et de la composition, que, parmi les objets nécessaires que les moines ont le droit d’attendre de l’abbé, il n’ou- blie ni le papier ni les plumes. Bien plus il prescrit, entré autres choses, au commencement du Carême, que tous les moines reçoivent un certain nom- bre de livres de la bibliothèque pour les lire à la suite et d’un bout à l’autre. Or, quoi de plus ridicule que de donner du temps à la lecture et de ne pas prendre le soin de comprendre ce qu’on lit ? On connaît le proverbe du Sage : « Lire sans entendre, c’est perdre son temps. » C’est à un tel lecteur qu’on -peut appliquer avec justesse ce mot du philosophe : « Un âne devant une lyre. » C’est, en effet, un âne devant une lyre qu’un lecteur qui tient un livre et qui n’en compreud pas le sens. Mieux vaudrait, pour ceux qui lisent ainsi, porter leur effort sur quelque chose d’utile, que de perdre leur temps à regarder des lettres et à tourner des feuillets. Ces sortes de lecteurs accom- plissent bien la prophétie d’Isaïe : « Toutes les visions des prophètes vous seront comme les caractères d’un livre fermé qn’on donnerait à un homme qui sait lire en lui disant : « lisez ce livre, et il répondra : « je ne puis, ce livre est fermé ; » alors on donnera le livre à un homme qui ne sait pas lire, eu lui disant : « lisez, » et il répondra : « je ne sais pas lire. » C’est pourquoi le Seigneur a dit : « Ce peuple s’approche de moi, mais seulement de bouche ; il me glorifie, mais seulement des lèvres ; quant à son cœur, il est éloigné de moi * il ne me craint que parc ï que les hommes l’ordonnent cl renseignent ainsi. Voici donc que je frapperai ce peuple d’admiration et d’étonncnient en accomplissant un grand prodige : la sagesse de ses sages périra, et l’entendement de ses habiles sera obscurci. »

On dit dans les cloîtres que ceux-là connaissent les lettres qui savent les prononcer. Pour ce qui est de l’intelligence, ils avouent qu’ils ignorent la loi ; et le livre qu’on leur doune est pour eux un livre fermé, comme pour