Page:About - L’Homme à l’oreille cassée.djvu/144

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cident auprès de Smolensk, il dévoua ses mânes eux-mêmes au salut de son maître et fit un rempart de sa peau à mes pieds glacés et meurtris.

« Ma langue se refuse à retracer le récit de nos hasards dans cette funeste campagne. Je l’écrirai peut-être un jour avec une plume trempée dans les larmes… les larmes, tribut de la faible humanité. Surpris par la saison des frimas dans une zone glacée, sans feu, sans pain, sans souliers, sans moyens de transport, privés des secours de l’art d’Esculape, harcelés par les Cosaques, dépouillés par les paysans, véritables vampires, nous voyions nos foudres muets, tombés au pouvoir de l’ennemi, vomir la mort contre nous-mêmes. Que vous dirai-je encore ? Le passage de la Bérésina, l’encombrement de Wilna, tout le tremblement de tonnerre de nom d’un chien… mais je sens que la douleur m’égare et que ma parole va s’empreindre de l’amertume de ces souvenirs.

« La nature et l’amour me réservaient de courtes mais précieuses consolations. Remis de mes fatigues, je coulai des jours heureux sur le sol de la patrie, dans les paisibles vallons de Nancy. Tandis que nos phalanges s’apprêtaient à de nouveaux combats, tandis que je rassemblais autour de mon drapeau trois mille jeunes mais valeureux guerriers, tous résolus de frayer à leurs neveux le chemin de l’honneur, un sentiment nouveau