Page:About - L’Homme à l’oreille cassée.djvu/69

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

russe, tandis qu’une demi-douzaine de militaires illettrés, ivres de joie et de brandevin, condamnaient le bravé colonel du 23e de ligne à la mort des espions et des traîtres. L’exécution fut fixée au lendemain 12, et M. Pierre-Victor Fougas, après m’avoir remercié et embrassé avec la sensibilité la plus touchante (il est époux et père), se vit enfermer dans la petite tour crénelée de Liebenfeld, où le vent soufflait terriblement par toutes les meurtrières.

La nuit du 11 au 12 novembre fut une des plus rigoureuses de ce terrible hiver. Mon thermomètre à minima, suspendu hors de ma fenêtre à l’exposition sud-est, indiquait 19 degrés centigrades au-dessous de zéro. Je sortis au petit jour pour dire un dernier adieu à M. le colonel, et je rencontrai le bas officier Garok qui me dit en mauvais allemand :

« Nous n’aurons pas besoin de tuer le frantzouski, il est gelé. »

Je courus à la prison. M. le colonel était couché sur le dos, et roide. Mais je reconnus après quelques minutes d’examen que la roideur de ce corps n’était pas celle de la mort. Les articulations, sans avoir leur souplesse ordinaire, se laissaient fléchir et ramener à l’extension sans un effort trop violent. Les membres, la face, la poitrine donnaient à ma main une sensation de froid, mais bien différente de celle que j’avais souvent perçue au contact des cadavres.