Page:Académie française - Recueil des discours, 1890-1899, 2e partie, 1900.djvu/181

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terrestre pour tout le monde, notamment pour tes nègres. Le régime du fouet sous lequel vivaient les esclaves le révoltait dans sa dignité d’homme ; les cris des suppliciés l’emplissaient de pitié et d’horreur. Il a conté en ce temps-là, dans une nouvelle de la Variété [1], comment son indignation contre ces coutumes barbares fut cause que le poétique roman de son premier amour eut le plus imprévu des dénouements. Il aimait jusqu’à l’adoration une ravissante créole. Il ne lui avait jamais parlé, il ne savait même pas son nom, mais il la voyait chaque dimanche sur le chemin de l’église, et quand elle passait il demeurait en extase. Un jour qu’il se promenait à cheval, rêvant d’elle, il la rencontra au détour d’une route comme elle revenait de Saint-Denis dans un manchy porté par huit esclaves. Il s’arrêta pour la regarder, mais les lèvres corallines de la belle créole s’entrouvrirent et il l’entendit crier d’une voix aigre et perçante : « Louis, si le manchy n’est pas au quartier dans dix minutes, tu recevras vingt-cinq coups de rotin ». Le jeune homme arrêta d’un geste les porteurs nègres, puis il descendit de cheval, s’approcha du manchy et, prenant un ton grave et triste, il dit : « Madame, je ne vous aime plus ! » Leconte de Lisle ayant dépeint cette irascible personne comme une fille du soleil au teint bistré et aux yeux de flamme, ce n’était pas sans doute la vierge blonde dont le souvenir lui a inspiré plus tard l’adorable pièce du Manchy. Il y avait à Bourbon beaucoup de manchys et beaucoup de

  1. Neuvième livraison.