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HISTOIRE

donnons le reste à la Providence et à la responsabilité du gouvernement, qui provoque et qui amène seul la nécessité de cette dangereuse manifestation. Je ne sais pas si les armes confiées à nos braves soldats seront toutes maniées par des mains prudentes ; je le crois, je l’espère. Mais si les baïonnettes viennent à déchirer la loi, si les fusils ont des balles, ce que je sais, messieurs, c’est que nous défendrons, de nos voix d’abord, de nos poitrines ensuite, les institutions et l’avenir du peuple, et qu’il faudra que ces halles brisent nos poitrines pour en arracher les droits du pays. »

Jamais M. de Lamartine n’avait été plus éloquent, parce que jamais il ne s’était senti mieux en rapport avec le sentiment général. L’atmosphère orageuse des révolutions exaltait, d’ailleurs, son âme de poëte, le péril t’attirait, l’héroïsme lui était naturel. Les hasards d’une fortune virile le tentaient pour lui-même et pour la France.

Ce soir-là, vers minuit, lorsqu’on vint lui annoncer que tout était fini, que le comité renonçait à la manifestation et que les commissaires faisaient disparaître les préparatifs du banquet « Eh bien, dit-il avec le calme d’une résolution inébranlable, la place de la Concorde dût-elle être déserte, tous les députés dussent-ils se retirer de leur devoir, j’irai seul au banquet avec mon ombre derrière moi[1]. »

Il savait bien qu’il ne serait pas seul ; derrière lui il y

  1. M. de Lamartine a cru, en un jour de défaillance politique, devoir faire amende honorable de l’acte le plus irréprochable de sa vie. Il s’est accusé de légèreté et d’avoir obéi aux suggestions d’une jalousie inférieure. Soyons plus juste envers lui que lui-même. Les résolutions des hommes sont complexes, mais on n’est pas téméraire d’affirmer que le poëte qui avait si profondément senti et exprimé l’ennui d’une nation dont on enchaînait le génie, était tourmenté, lui aussi, d’un dégoût mortel, et qu’il osait préférer, pour la France, les hasards d’une révolution à l’ignoble bien-être d’une existence sans grandeur et sans vertu. « E perchè nelle azioni nostre l’indugia arreca tedio e la fretta pericolo, si volse per fuggire il tedio a tentare il pericolo, » dit Machiavel.