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DE LA RÉVOLUTION DE 1848.

homme sort des rangs déchirant sa veste d’un mouvement brusque, il se précipite, poitrine nue, au-devant des fusils charges « Tirez ! » dit-il. Tant de hardiesse étonne la troupe, qui hésite à son tour. La colonne se presse, le pont est franchi : premier succès qui jette dans le peuple une émulation d’audace. Il déborde sur les quais, escalade les grilles, monte en courant les degrés du péristyle. Quelques-uns déjà, les plus agiles ou les plus entreprenants, ont pénétré dans les couloirs. Le poste des gardes nationaux commis à la garde des députés repousse ces téméraires, plutôt par persuasion que par force. MM. Crémieux et Marie viennent recevoir la pétition des écoles ; ils exhortent les élèves à la modération, promettant que justice sera faite des ministres ; mais la multitude, qui ne peut entendre ces paroles conciliatrices, continue d’affluer autour du palais. On commence à craindre qu’elle envahisse la Chambre. Tout d’un coup les portes de la caserne du quai d’Orsay s’ouvrent et livrent passage à un escadron de dragons, qui fond au grand trot, le sabre nu, sur l’émeute. Mais, en apercevant cette foule sans armes, ces visages si peu effrayés et si peu menaçants tout à la fois[1], l’officier surpris fait remettre le sabre au fourreau. « Vivent les dragons ! » s’écrie le peuple, et les soldats, ralentissant l’allure de leurs chevaux, dispersent avec d’infinis ménagements les groupes qui vont se reformer sur la place.

Vivent les dragons ! ce cri de l’instinct populaire auquel personne ne fait attention encore, c’est un premier pacte conclu entre le peuple et l’armée. Vivent les dragons ! c’est le premier cri d’alliance. À partir de ce moment, dont nul ne soupçonne la gravité, la révolution est comme accom-

  1. Une extrême douceur unie à un grand courage forme, avec l’intelligence, le caractère des physionomies de la population parisienne. Pendant l’insurrection des trois jours de février surtout, où le peuple a été à peu près livré à lui-même, l’urbanité de ces hommes des barricades a fait l’admiration de tous ceux à qui la peur ou l’esprit de parti laissait la faculté de voir et de juger.