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Page:Aimard - Les Bohèmes de la mer, 1891.djvu/129

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temps et désireux d’en sortir, à quelque prix que ce fût : il promit donc à mon père de lui obéir aveuglément et le suivit immédiatement à Paris, Là, l’enfant lui fut remis par le duc qui lui renouvela ses recommandations ; puis ils prirent tous trois le chemin de Madrid. Donc, voilà, ma chère sœur, deux enfants élevés par les ordres de mon père ; vous et moi nous connaissons, trop bien, n’est-ce pas, le duc de Peñaflor pour lui faire l’injure de supposer que l’amour de l’humanité et la philanthropie l’ont engagé à élever ces deux orphelins ? Maintenant, quel motif l’a décidé à agir ainsi ? et quels sont ces enfants ? Voilà ce qu’il nous faut découvrir.

— Qu’en pensez-vous, mon frère ?

— Le motif, pour moi, ma sœur, est la vengeance.

— La vengeance ? Quelle vengeance, mon frère ?

— Écoutez-moi, ma pauvre sœur, reprit-il avec un sourire triste : vous êtes morte ou du moins vous passez pour telle, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, mon frère ; eh bien ?

— Laissez-moi achever ; qui nous prouve, que le duc ignore que vous existez encore, et, s’il n’a pas accrédité votre mort expressément afin de mieux assurer la vengeance qu’il a juré d’assouvir non seulement contre vous, mais encore contre l’homme qui lui a ravi son fils aîné et l’a privé de sa fille ? Qui vous dit que notre père n’a pas constamment suivi dans l’ombre toutes vos démarches, qu’il n’a feint de vous abandonner ainsi, que pour vous donner plus de confiance et parvenir ainsi à atteindre en même temps et l’un par l’autre ses deux ennemis mortels, en vous laissant la faculté de revoir le père de votre enfant ?

— Oh ! ce que vous supposez là est épouvantable, mon frère ! s’écria-t-elle en joignant les mains avec terreur.

— Ma sœur, je ne suppose rien, répondit-il sèchement ; je me borne à déduire des conséquences. Il est évident pour moi que le duc suit pas à pas un plan conçu et mûri depuis longues années ; et la preuve, la voici : il y a un mois à peine, remarquez bien cette date, je vous prie, le duc de Peñaflor, don Gusman de Tudela et moi, nous nous trouvions à la Vera-Cruz. Don Gusman est, comme je vous l’ai dit, officier de marine ; eh bien ! sur un ordre de mon père, qui lui a révélé une effroyable histoire, la vôtre, ma sœur, bien qu’elle fût déguisée et que les noms propres ne fussent pas prononcés, ce jeune homme, fou de douleur et de honte, a, sans hésiter, abandonné la carrière honorable ouverte devant lui, et s’est embarqué comme matelot sur un bâtiment aventurier, résolu à mourir ou à venger sa mère, lâchement déshonorée, au dire de mon père, par un de ces hommes.

— Mais ceci est horrible, mon frère !

— N’est-ce pas ? Eh bien ! ce n’est pas tout encore. Ce jeune homme, doué des plus belles qualités et des plus nobles instincts, s’est engagé par serment à poursuivre de sa haine les chefs de ces aventuriers, à servir d’espion à notre gouvernement et à faire tomber entre nos mains les plus renommés d’entre les ladrones. Me comprenez-vous, maintenant, ma sœur, est-il besoin que j’insiste davantage sur ce sujet ?