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LES CHASSEURS D’ABEILLES

— Oui, vous avez dit le mot : c’est un pacte, en effet.

— Hum ! reprit don Torribio, cela est sérieux ; à ma place, que feriez-vous, don Estevan ?

— Moi, répondit le jeune homme, j’accepterais sans hésiter ; la vie est une belle chose, en somme, et mieux vaut en jouir le plus longtemps possible.

— Il y a du vrai dans ce que vous dites, mais songez que je deviens l’esclave de don Fernando, puisque je ne puis disposer de ma vie que pour son service et qu’à son premier ordre je suis tenu de me tuer.

— C’est juste, mais don Fernando est un caballero qui n’exigera de vous ce sacrifice qu’à son corps défendant.

— Je vais même plus loin, dit alors don Fernando : je limite à dix ans la durée de notre pacte : si d’ici là don Torribio n’est pas mort, il rentrera dans toute la plénitude de ses droits et pourra à sa guise disposer de sa vie.

— Ah ! voilà qui me va au cœur ! vous êtes un caballero, cher seigneur, et j’accepte la vie que vous m’offrez si gracieusement ; mille remerciements, ajouta-t-il en désarmant le pistolet, cette arme me devient quant à présent inutile.

— Seulement ; cher don Torribio, comme nul ne saurait prévoir l’avenir > vous ne refuserez pas de prendre cet engagement par écrit, n’est-ce pas ?

— Certes, mais où nous procurer le papier nécessaire ?

— Je crois avoir dans mes alforjas tout ce qu’il faut pour écrire.

— Quand je vous disais que vous étiez un homme précieux et auquel rien n’échappait, cher seigneur.

Don Fernando, sans répondre, alla chercher ses alforjas, espèces de doubles poches qui se placent à l’arrière de la selle et dans lesquelles on renferme les objets nécessaires en voyage, et qui, au Mexique et dans toute l’Amérique espagnole, tiennent lieu de valise.

Don Fernando sortit du papier, des plumes et de l’encre, et disposa le tout devant don Torribio.

— Maintenant, lui dit-il, écrivez ce que je vais vous dicter.

— Allez, cher seigneur, j’écris, répondit celui-ci en souriant.

— Je, soussigné, reprit don Fernando, don Torribio Quiroga y Carvajal y Flores del Cerro, reconnais avoir perdu loyalement ma vie contre don Fernando Carril, dans une partie jouée avec ledit seigneur ; je reconnais que cette vie appartient désormais à don Fernando Carril, qui sera maître d’en disposer à son gré, sans que je puisse en aucun cas élever d’objection et refuser d’obéir aux ordres qu’il me donnera, soit de me tuer sous ses yeux, soit de risquer dans une expédition périlleuse cette vie que j’ai perdue et que je reconnais ne conserver que par un effet de sa volonté ; je reconnais, en outre, que tous sentiments de haine contre ledit Fernando Carril sont éteints dans mon cœur et que je ne chercherai jamais à lui nuire, soit directement, soit indirectement. Le présent engagement est pris par moi pour la durée de dix années à partir du jour de la signature de cet acte, étant formellement stipulé par moi qu’au bout de dix années révolues je rentrerai dans la plénitude de tous mes droits et la jouissance entière de ma vie, sans que Fernando Carril puisse en aucune façon m’en demander compte. Écrit et signé par moi