Page:Aimard - Les Chasseurs d’abeilles, 1893.djvu/131

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
127
LES CHASSEURS D’ABEILLES

Don Estevan sourit avec finesse, et prenant définitivement son parti :

— Tenez, don Fernando, dit-il, vous chercheriez vainement à me donner le change, ainsi toute dénégation est inutile : vous êtes jeune et vous êtes beau ; passant votre vie au désert, vous ignorez le premier mot des sentiments humains : vous n’avez pu voir doña Hermosa impunément ; à sa vue votre cœur a tressailli dans votre poitrine, des idées nouvelles se sont éveillées en vous, ont envahi votre cerveau, et abandonnant tout, méprisant toute autre considération, vous n’avez plus eu qu’un but, qu’un désir, revoir cette jeune fille qui vous est apparue comme dans un rêve et a porté le trouble dans une existence jusqu’alors si calme ; vous avez voulu la revoir, ne serait-ce qu’une minute, une seconde.

— C’est vrai, murmura don Fernando, entraîné malgré lui par la force de la vérité ; oui, tout ce que vous me détaillez là, je l’éprouve : pour entrevoir un coin seulement du rebozo de cette jeune fille, je donnerais ma vie avec joie ; mais pourquoi suis-je ainsi ? voilà ce que je cherche vainement à comprendre.

— Et ce que vous ne comprendriez probablement jamais, si je ne vous venais en aide ; homme élevé comme vous l’êtes, en dehors de toute considération sociale, dont la vie n’a jusqu’à ce moment été qu’une longue lutte contre les impérieuses exigences de chaque jour, qui n’avez encore employé que vos facultés physiques, sans que vous ayez eu le temps de songer jamais à autre chose qu’à la chasse ou à la guerre, vos facultés morales dormaient en vous, vous ignoriez leur puissance : l’amour devait opérer en vous cette transformation dont vous subissez en ce moment les conséquences ; enfin vous aimez, ou du moins vous êtes sur le point d’aimer doña Hermosa.

— Le croyez-vous ? répondit-il naïvement. Est-ce donc cela qu’on nomme de l’amour ? Oh ! alors, ajouta-t-il se parlant plutôt à soi-même que s’adressant au majordomo, cela fait bien souffrir.

Don Estevan l’examina un instant avec un mélange de pitié et de tristesse, et reprenant la parole :

— Je vous ai suivi cette nuit parce que vos allures m’avaient paru suspectes et qu’une crainte vague me poussait à me méfier de vous ; caché dans un buisson à deux pas seulement de l’endroit où vous causiez avec le Chat-Tigre, j’ai entendu toutes vos paroles : mon opinion sur vous a changé ; j’ai reconnu, permettez-moi de vous le dire franchement, que vous valez mieux que votre réputation ; que c’était à tort que l’on vous prenait pour un bandit semblable à l’homme avec lequel vous vous trouviez ; la façon péremptoire dont vous avez repoussé ses insinuations m’a prouvé que vous êtes un homme de cœur : alors j’ai résolu de vous servir et de vous soutenir dans la lutte que vous vous prépariez à soutenir contre cet homme qui, jusqu’à ce jour, a été votre mauvais génie, et dont la pernicieuse influence a si tristement pesé sur votre première jeunesse : voilà pourquoi je vous ai parlé ainsi que je l’ai fait, voilà pourquoi je vous ai amené ici afin de m’expliquer avec vous. Maintenant, ajouta-t-il, voilà ma main, je vous l’offre : l’acceptez-vous ? C’est la main d’un ami, d’un frère.