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LES CHASSEURS D’ABEILLES

souvenir que l’un de ces personnages était ici près de nous. Mais comment se fait-il que vous soyez aussi bien renseigné de tous les détails de cette tragédie ?

Un sourire triste se dessina sur les lèvres du jeune homme.

— C’est que bien souvent, répondit-il, pendant mon enfance et même depuis que je suis homme, je l’ai entendu raconter ; mon père était ce caporal Luco que vous avez vu si dévoué à la famille Ribeyra ; ma pauvre mère servait de nourrice au fils de don Gusman, qui était mon frère de lait, car nous étions nés presque en même temps, et ma mère, élevée dans la famille, avait voulu nous nourrir tous deux, prétendant qu’en suçant le même lait que mon jeune maître, mon dévouement pour lui serait plus grand encore. Hélas ! Dieu en a décidé autrement, maintenant il est mort.

— Qui sait ? dit don Fernando avec une douce pitié, peut-être reparaîtra-t-il un jour ?

— Hélas ! il ne nous est plus permis de l’espérer. Plus de vingt ans se sont écoulés depuis cette affreuse catastrophe, et jamais, malgré les plus actives et les plus adroites recherches, aucune lueur, si faible qu’elle fût, n’est venue soulever un coin du voile mystérieux qui cache la destinée du pauvre enfant.

— Sa malheureuse mère a dû bien souffrir !

— Elle devint folle. Mais le soleil baisse rapidement à l’horizon, dans deux heures à peine il disparaîtra pour faire place à la nuit ; laissez-moi compléter ce récit en vous apprenant ce qui se passa après l’arrestation de don Gusman.

— Parlez, mon hôte, j’ai hâte de connaître la fin de cette sinistre histoire.

Don Estevan Diaz se recueillit un instant, puis il reprit :

— Don Gusman de Ribeyra répondit par un sourire de mépris à la sommation du colonel Pedrosa. Il saisit sa femme dans ses bras, se leva et se prépara à suivre son ennemi. Malgré la haine qui l’animait contre don Gusman, don Bernardo était homme du monde ; le malheur qui accablait celui qu’il avait si longtemps persécuté le toucha, son cœur s’ouvrit à la pitié, et ce fut en employant les plus grands ménagements et en lui témoignant tous les égards que réclamait son affreuse position qu’il le conduisit à Buenos-Ayres.

Le dictateur était furieux du massacre de ses sicaires ; heureux de trouver enfin un prétexte plausible de se délivrer d’un homme que jusque-là il avait redouté sans oser s’attaquer à lui, à cause de sa grande réputation et de l’immense influence qu’il exerçait sur la haute société du pays, Rosas résolut de faire un exemple terrible.

Séparé brusquement de sa femme, le prisonnier fut plongé dans un de ces horribles cachots dans lesquels agonisaient les victimes du tyran, et réservé à des tortures auprès desquelles la mort devait être un bienfait.

Cependant la vengeance du dictateur ne fut pas aussi complète qu’il l’espérait ; les consuls de France et d’Angleterre, émus de pitié pour l’état misérable où doña Antonia était réduite, firent d’énergiques représentations au tyran, allèrent même plusieurs fois à Palermo relancer la bête fauve jusque dans son antre ; bref, à force de prières et de menaces, ils obtinrent que la