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LES CHASSEURS D’ABEILLES

vous repousse : pourquoi ? ou ne saurait le dire, mais cela est ainsi ; une espèce d’influence magnétique, irrésistible, vous entraîne souvent vers telle ou telle personne que votre intérêt vous commande au contraire de fuir, tandis que la même influence vous engage à vous éloigner de telle ou telle autre dont vous devriez, au contraire, au point de vue du même intérêt, rechercher l’appui.

Et, chose extraordinaire et digne de remarque, cette espèce d’intuition qui vous dirige ainsi contre votre volonté ne vous égare presque jamais ; tôt ou tard vous êtes forcé de reconnaître que ce qui, aux yeux prévenus de la société, avait semblé une erreur, était au contraire une vérité, et que votre cœur, loin de vous tromper, vous avait fait voir juste.

Les conséquences de la sympathie et de l’antipathie sont trop palpables, trop de personnes en ont subi les influences mystérieuses, pour que nous nous appesantissions davantage sur ce sujet.

Don Estevan et le Cœur-de-Pierre s’étaient connus dans des conditions qui, si elles ne devaient pas les faire ennemis, devaient au moins les rendre indifférents l’un à l’autre ; la réputation du chasseur d’abeilles, la vie singulière qu’il menait, étaient autant de raisons qui auraient dû éloigner de lui le jeune et loyal mayordomo de don Pedro de Luna ; cependant l’effet diamétralement opposé s’était produit à l’insu des deux jeunes gens, ils s’étaient tout de suite sentis amis, liés non pas par un de ces sentiments banaux si communs dans la vie civilisée de la vieille Europe, où le mot ami n’a plus même la signification de simple connaissance, et est un des titres que l’on prostitue le plus facilement, mais par un de ces sentiments vrais, forts, sans limite comme sans raisonnement, qui grandissent tellement en quelques heures, qu’ils tiennent tout de suite une immense part dans l’existence de ceux dont ils se sont emparés.

Les deux jeunes gens ne s’étaient jamais vus avant leur rencontre sur la route de San-Lucar, et pourtant il leur semblait se connaître depuis de longues années et s’être simplement retrouvés.

Chose singulière, le même effet s’était produit en même sur eux deux, sans calcul ni arrière-pensée.

Ce que nous avançons ici était tellement vrai, que presque aussitôt, sans réflexion, don Estevan, malgré la prudence innée qui le caractérisait, n’avait pas hésité à confier au Cœur-de-Pierre l’histoire de son maître, ou pour mieux dire de son bienfaiteur. Cette histoire, il l’avait racontée dans tous ses détails, sans rien déguiser ni rien omettre, poussé à agir ainsi par un pressentiment secret qui l’avertissait qu’il avait trouvé un homme digne départager avec lui le fardeau de cet important secret.

La suite de ce récit nous fournira des preuves plus fortes encore de cette singulière confiance que les deux hommes avaient instantanément éprouvée l’un pour l’autre.

Le soleil se couchait dans des flots de pourpre et d’or derrière les crêtes neigeuses des hautes montagnes dentelées de la sierra Madre, au moment où don Estevan se tut.

La campagne prenait cette teinte de douce mélancolie qu’elle revêt à