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LES CHASSEURS D’ABEILLES

Estevan et sa mère, émus jusqu’aux larmes, lui prirent les mains d’un commun accord et les lui serrèrent affectueusement.

— Ne parlez pas ainsi, frère, s’écria le mayordomo, vous ne connaissez pas comme nous doña Hermosa, c’est le cœur le plus droit, l’âme la plus pure et la plus noble qui existe : elle vous aime.

— Oh ! fit le chasseur avec émotion, ne prononcez pas ce mot, ami ! doña Hermosa m’aimerait, moi ? c’est impossible !

— Doña Hermosa est femme, mon ami : vous lui avez sauvé la vie ; je ne sais pas positivement de quelle nature est le sentiment qu’elle éprouve pour vous, il est probable qu’elle-même l’ignore, mais je suis convaincu qu’elle vous est reconnaissante, et chez une jeune fille la reconnaissance se change vite en amour.

— Silence, mon fils ! dit la vieille dame en s’interposant, vos paroles ne sont pas ce qu’elles devraient être en parlant de la fille de votre maître.

— C’est vrai, pardonnez-moi, ma mère, j’ai tort ; mais, si vous aviez entendu doña Hermosa parler de notre ami et exiger de moi la promesse de me mettre à sa recherche et de le lui amener, ce que je ferai, vive Dios ! vous ne sauriez que penser.

— Peut-être, mais du moins je ne jetterais pas d’huile sur le feu, et pour notre ami et pour moi-même je conserverais prudemment mes observations au fond de mon cœur.

— Ne me croyez pas assez fou, señora, dit alors don Fernando, pour ajouter aux paroles de votre fils plus d’importance qu’elles ne doivent en avoir : je sais trop ce que je suis, j’ai trop le sentiment de ma position intime, pour oser lever un regard téméraire sur celle que l’honneur m’ordonne de respecter à l’égal d’un ange..

— Bien parlé, don Fernando, et comme un homme doit le faire, reprit ña Manuela avec chaleur ; laissons donc maintenant ce sujet et occupons-nous à trouver un moyen de sortir de l’embarras dans lequel nous sommes.

— Ce moyen, répondit le chasseur avec hésitation, je crois, sauf meilleur avis, pouvoir vous l’indiquer.

La mère et le fils rapprochèrent vivement leurs butaccas afin de mieux entendre.

— Parlez, frère, parlez sans plus tarder, s’écria don Estevan, ce moyen, quel est-il ?

— Vous excuserez ce que, dans le plan que je vais vous soumettre, vous trouverez peut-être d’incompatible avec les strictes lois de l’honneur ainsi que le comprennent les gens civilisés, dit le chasseur ; mais je vous prie de vous souvenir que j’ai reçu l’éducation d’un Peau-Rouge, que l’homme contre lequel nous allons entamer une lutte mortelle est plus qu’à demi Indien, que la guerre qu’il prétend vous faire est une guerre apache, toute de trahison et d’embûches ; que, pour le combattre avec avantage, quelque répugnance que nous éprouvions à le faire, nous devons employer les mêmes moyens, tourner contre lui ses propres armes, enfin répondre à la fourberie par la fourberie ; car, si par un faux point d’honneur nous nous